Léonce choisit le droit. Il parlait comme un oracle, et personne ne doutait qu'il ne fît un excellent avocat. Il suivait les cours, prenait des notes et les rédigeait avec soin ; après quoi il faisait sa toilette, courait à Paris, se montrait aux quatre points cardinaux, et passait la soirée au théâtre. Matthieu, vêtu d'un paletot noisette que je vois encore, écoutait tous les professeurs de la Sorbonne, et travaillait le soir à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Tout le quartier latin connaissait Léonce ; personne au monde ne soupçonnait l'existence de Matthieu.
J'allais les voir à presque toutes mes sorties ; c'est-à-dire le jeudi et le dimanche. Ils me prêtaient des livres, Matthieu avait un culte pour Mme Sand ; Léonce était fanatique de Balzac. Le jeune professeur se délassait dans la compagnie de François le Champi, du Bonhomme Patience ou des Bessons de la Bessonière. Son âme simple et sérieuse cheminait en rêvant dans le sillon rougeâtre des charrues, dans les sentiers bordés de bruyères ou sous les grands châtaigniers qui ombragent la mare au Diable. L'esprit remuant de Léonce suivait des chemins tous différents. Curieux de sonder les mystères de la vie parisienne, avide de plaisir, de lumière et de bruit, il aspirait dans les romans de Balzac un air enivrant comme le parfum des serres chaudes. Il suivait d'un œil ébloui les fortunes étranges des Rubempré, des Rastignac, des Henry de Marsay. Il entrait dans leurs habits, se glissait dans leur monde, assistait à leurs duels, à leurs amours, à leurs entreprises, à leurs victoires ; il triomphait avec eux. Puis il venait se regarder dans la glace. "Étaient-ils mieux que moi? Est-ce que je ne les vaux pas? Qu'est-ce qui m'empêcherait de réussir comme eux ! J'ai leur beauté, leur esprit, une instruction qu'ils n'ont jamais eue, et, ce qui vaut mieux encore, le sentiment du devoir. J'ai appris dès le collège la distinction du bien et du mal. Je serai un de Marsay moins les vices, un Rubempré sans Vautrin, un Rastignac scrupuleux : quel avenir ! toutes les jouissances du plaisir et tout l'orgueil de la vertu !" Quand les deux frères, l'œil fermé à demi, interrompaient leur lecture pour écouter quelques voix intérieures, Léonce entendait le tintement des millions de Nucingen ou de Gobsek, et Matthieu le bruit frétillant de ces clochettes rustiques qui annoncent le retour des troupeaux.
Nous sortions quelquefois ensemble. Léonce nous promenait sur le boulevard des Italiens et dans les beaux quartiers de Paris. Il choisissait des hôtels, il achetait des chevaux, il enrôlait des laquais. Lorsqu'il voyait une tête désagréable dans un joli coupé, il nous prenait à partie : "Tout marche de travers, disait-il, et l'univers est un sot pays. Est-ce que cette voiture ne nous irait pas cent fois mieux?" Il disait nous par politesse. Sa passion pour les chevaux était si violente, que Matthieu lui prit un abonnement de vingt cachets au manège. Matthieu, lorsque nous lui laissions le soin de nous conduire, s'acheminait vers les bois de Meudon et de Clamart. Il prétendait que la campagne est plus belle que la ville, même en hiver, et les corbeaux sur la neige flattaient plus agréablement sa vue que les bourgeois dans la crotte. Léonce nous suivait en murmurant et en traînant le pied. Au plus profond des bois, il rêvait des associations mystérieuses comme celle des Treize, et il nous proposait de nous liguer ensemble pour la conquête de Paris.
De mon côté, je fis faire à mes amis quelques promenades curieuses. Il s'est fondé à l'École normale un petit bureau de bienfaisance. Une cotisation de quelques sous par semaine, le produit d'une loterie annuelle et les vieux habits de l'école composent un modeste fonds où l'on prend tous les jours sans jamais l'épuiser. On distribue dans le quartier quelques cartons imprimés qui représentent du bois, du pain ou du bouillon, quelques vêtements, un peu de linge et beaucoup de bonnes paroles. La grande utilité de cette petite institution est de rappeler aux jeunes gens que la misère existe. Matthieu m'accompagnait plus souvent que Léonce dans les escaliers tortueux du 12e arrondissement. Léonce disait : "La misère est un problème dont je veux trouver la solution. Je prendrai mon courage à deux mains, je surmonterai tous mes dégoûts, je pénètrerai jusqu'au fond de ces maisons maudites où le soleil et le pain n'entrent pas tous les jours ; je toucherai du doigt cet ulcère qui ronge notre société, et qui l'a mise, tout récemment encore, à deux doigts du tombeau ; je saurai dans quelle proportion le vice et la fatalité travaillent à la dégradation de notre espèce. " Il disait d'excellentes choses, mais c'était Matthieu qui venait avec moi.
Il me suivit un jour rue Traversine, chez un pauvre diable dont le nom ne me revient pas. Je me rappelle seulement qu'on l'avait surnommé le Petit-Gris, parce qu'il était petit et que ses cheveux étaient gris. Il avait une femme et point d'enfants, et il rempaillait des chaises. Nous lui fîmes notre première visite au mois de juillet 1849. Matthieu se sentit glacé jusqu'au fond des os en entrant dans la rue Traversine.
C'est une rue dont je ne veux pas dire de mal, car elle sera démolie avant six mois. Mais, en attendant, elle ressemble un peu trop aux rues de Constantinople. Elle est située dans un quartier de Paris que les Parisiens ne connaissent guère ; elle touche à la rue de Versailles, à la rue du Paon, à la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève ; elle est parallèle à la rue Saint-Victor. Peut-être est-elle pavée ou macadamisée, mais je ne réponds de rien : le sol est couvert de paille hachée, de débris de toute espèce, et de marmots bien vivants qui se roulent dans la boue. A droite et à gauche s'élèvent deux rangs de maisons hautes, nues, sales, percées de petites fenêtres sans rideaux. Des haillons assez pittoresques émaillent chaque façade, en attendant que le vent prenne la peine de les sécher. La rue de Rivoli est beaucoup mieux, mais le Petit-Gris n'avait pas trouvé à louer rue de Rivoli. Il nous raconta sa misère : il gagnait un franc par jour. Sa femme tressait des paillassons et gagnait de cinquante à soixante centimes. Leur logement était une chambre au cinquième ; leur parquet, une couche de terre battue ; leur fenêtre, une collection de papiers huilés. Je tirai de ma poche quelques bons de pain et de bouillon. Le Petit-Gris les reçut avec un sourire légèrement ironique.
"Monsieur, me dit-il, vous me pardonnerez si je me mêle de ce qui ne me regarde point, mais j'ai dans l'idée que ce n'est pas avec ces petits cartons-là qu'on guérira la misère. Autant mettre de la charpie sur une jambe de bois. Vous avez pris la peine de monter mes cinq étages avec monsieur votre ami, pour m'apporter six livres de pain et deux litres de bouillon. Nous en voilà pour deux jours. Mais reviendrez-vous après-demain? C'est impossible : vous avez autre chose à faire. Dans deux jours je serai donc au même cran que si vous n'étiez pas venu. J'aurai même plus grand faim, car l'estomac est féroce au lendemain d'un bon dîner. Si j'étais riche comme vous autres, - ici Matthieu m'enfonça son coude dans le flanc, - je m'arrangerais de façon à tirer les gens d'affaire pour le reste de leurs jours.
J'allais les voir à presque toutes mes sorties ; c'est-à-dire le jeudi et le dimanche. Ils me prêtaient des livres, Matthieu avait un culte pour Mme Sand ; Léonce était fanatique de Balzac. Le jeune professeur se délassait dans la compagnie de François le Champi, du Bonhomme Patience ou des Bessons de la Bessonière. Son âme simple et sérieuse cheminait en rêvant dans le sillon rougeâtre des charrues, dans les sentiers bordés de bruyères ou sous les grands châtaigniers qui ombragent la mare au Diable. L'esprit remuant de Léonce suivait des chemins tous différents. Curieux de sonder les mystères de la vie parisienne, avide de plaisir, de lumière et de bruit, il aspirait dans les romans de Balzac un air enivrant comme le parfum des serres chaudes. Il suivait d'un œil ébloui les fortunes étranges des Rubempré, des Rastignac, des Henry de Marsay. Il entrait dans leurs habits, se glissait dans leur monde, assistait à leurs duels, à leurs amours, à leurs entreprises, à leurs victoires ; il triomphait avec eux. Puis il venait se regarder dans la glace. "Étaient-ils mieux que moi? Est-ce que je ne les vaux pas? Qu'est-ce qui m'empêcherait de réussir comme eux ! J'ai leur beauté, leur esprit, une instruction qu'ils n'ont jamais eue, et, ce qui vaut mieux encore, le sentiment du devoir. J'ai appris dès le collège la distinction du bien et du mal. Je serai un de Marsay moins les vices, un Rubempré sans Vautrin, un Rastignac scrupuleux : quel avenir ! toutes les jouissances du plaisir et tout l'orgueil de la vertu !" Quand les deux frères, l'œil fermé à demi, interrompaient leur lecture pour écouter quelques voix intérieures, Léonce entendait le tintement des millions de Nucingen ou de Gobsek, et Matthieu le bruit frétillant de ces clochettes rustiques qui annoncent le retour des troupeaux.
Nous sortions quelquefois ensemble. Léonce nous promenait sur le boulevard des Italiens et dans les beaux quartiers de Paris. Il choisissait des hôtels, il achetait des chevaux, il enrôlait des laquais. Lorsqu'il voyait une tête désagréable dans un joli coupé, il nous prenait à partie : "Tout marche de travers, disait-il, et l'univers est un sot pays. Est-ce que cette voiture ne nous irait pas cent fois mieux?" Il disait nous par politesse. Sa passion pour les chevaux était si violente, que Matthieu lui prit un abonnement de vingt cachets au manège. Matthieu, lorsque nous lui laissions le soin de nous conduire, s'acheminait vers les bois de Meudon et de Clamart. Il prétendait que la campagne est plus belle que la ville, même en hiver, et les corbeaux sur la neige flattaient plus agréablement sa vue que les bourgeois dans la crotte. Léonce nous suivait en murmurant et en traînant le pied. Au plus profond des bois, il rêvait des associations mystérieuses comme celle des Treize, et il nous proposait de nous liguer ensemble pour la conquête de Paris.
De mon côté, je fis faire à mes amis quelques promenades curieuses. Il s'est fondé à l'École normale un petit bureau de bienfaisance. Une cotisation de quelques sous par semaine, le produit d'une loterie annuelle et les vieux habits de l'école composent un modeste fonds où l'on prend tous les jours sans jamais l'épuiser. On distribue dans le quartier quelques cartons imprimés qui représentent du bois, du pain ou du bouillon, quelques vêtements, un peu de linge et beaucoup de bonnes paroles. La grande utilité de cette petite institution est de rappeler aux jeunes gens que la misère existe. Matthieu m'accompagnait plus souvent que Léonce dans les escaliers tortueux du 12e arrondissement. Léonce disait : "La misère est un problème dont je veux trouver la solution. Je prendrai mon courage à deux mains, je surmonterai tous mes dégoûts, je pénètrerai jusqu'au fond de ces maisons maudites où le soleil et le pain n'entrent pas tous les jours ; je toucherai du doigt cet ulcère qui ronge notre société, et qui l'a mise, tout récemment encore, à deux doigts du tombeau ; je saurai dans quelle proportion le vice et la fatalité travaillent à la dégradation de notre espèce. " Il disait d'excellentes choses, mais c'était Matthieu qui venait avec moi.
Il me suivit un jour rue Traversine, chez un pauvre diable dont le nom ne me revient pas. Je me rappelle seulement qu'on l'avait surnommé le Petit-Gris, parce qu'il était petit et que ses cheveux étaient gris. Il avait une femme et point d'enfants, et il rempaillait des chaises. Nous lui fîmes notre première visite au mois de juillet 1849. Matthieu se sentit glacé jusqu'au fond des os en entrant dans la rue Traversine.
C'est une rue dont je ne veux pas dire de mal, car elle sera démolie avant six mois. Mais, en attendant, elle ressemble un peu trop aux rues de Constantinople. Elle est située dans un quartier de Paris que les Parisiens ne connaissent guère ; elle touche à la rue de Versailles, à la rue du Paon, à la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève ; elle est parallèle à la rue Saint-Victor. Peut-être est-elle pavée ou macadamisée, mais je ne réponds de rien : le sol est couvert de paille hachée, de débris de toute espèce, et de marmots bien vivants qui se roulent dans la boue. A droite et à gauche s'élèvent deux rangs de maisons hautes, nues, sales, percées de petites fenêtres sans rideaux. Des haillons assez pittoresques émaillent chaque façade, en attendant que le vent prenne la peine de les sécher. La rue de Rivoli est beaucoup mieux, mais le Petit-Gris n'avait pas trouvé à louer rue de Rivoli. Il nous raconta sa misère : il gagnait un franc par jour. Sa femme tressait des paillassons et gagnait de cinquante à soixante centimes. Leur logement était une chambre au cinquième ; leur parquet, une couche de terre battue ; leur fenêtre, une collection de papiers huilés. Je tirai de ma poche quelques bons de pain et de bouillon. Le Petit-Gris les reçut avec un sourire légèrement ironique.
"Monsieur, me dit-il, vous me pardonnerez si je me mêle de ce qui ne me regarde point, mais j'ai dans l'idée que ce n'est pas avec ces petits cartons-là qu'on guérira la misère. Autant mettre de la charpie sur une jambe de bois. Vous avez pris la peine de monter mes cinq étages avec monsieur votre ami, pour m'apporter six livres de pain et deux litres de bouillon. Nous en voilà pour deux jours. Mais reviendrez-vous après-demain? C'est impossible : vous avez autre chose à faire. Dans deux jours je serai donc au même cran que si vous n'étiez pas venu. J'aurai même plus grand faim, car l'estomac est féroce au lendemain d'un bon dîner. Si j'étais riche comme vous autres, - ici Matthieu m'enfonça son coude dans le flanc, - je m'arrangerais de façon à tirer les gens d'affaire pour le reste de leurs jours.