Texte - « Madame Rose. Pierre de Villerglé » Amédée Achard

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Cette fougue, ce transport, ce cri qu'il venait de rappeler, l'avaient remuée jusqu'au fond des entrailles. Sincèrement attachée à ses devoirs, elle n'avait jamais rien laissé paraître de cette émotion qu'elle avait combattue et dominée ; mais sa rigidité en avait été amollie, et c'était comme un point lumineux de sa vie vers lequel sa pensée la reportait souvent. De ce jour-là, elle était devenue la meilleure amie de Georges et la plus dévouée ; elle avait en quelque sorte remplacé la mère qu'il n'avait plus, mais de loin et secrètement, pour ne pas s'exposer à une nouvelle secousse. Elle avait même enveloppé sa vive et profonde affection de formes graves et méthodiques et d'une sorte de solennité qui la préserve du danger des épanchements. C'était elle qui, à l'insu de Georges, prenait soin de sa fortune, la réparait quand elle était compromise et veillait à ce que rien ne menaçait le repos d'une existence qu'elle voulait rendre heureuse. Veuve depuis trois ou quatre ans et plus âgée que Georges de huit ou dix ans, Mme de Bois-Fleury avait eu la pensée de le rapprocher de Beauvais par un mariage qu'elle-même aurait préparé. A son insu peut-être, et tout en songeant au bonheur de Georges, elle avait fait choix d'une femme que sa beauté ou sa supériorité intellectuelle ne pouvait pas rendre redoutable ; non pas qu'elle désirât revenir en rien sur le passé, mais parce qu'elle voulait rester la première dans le cœur de Georges. Un mot avait renversé tout cet échafaudage et ces longs projets. Certes Mme de Bois-Fleury n'avait pas entendu l'aveu de cet amour si violent sans un déchirement secret qui avait rajeuni son cœur en le faisant saigner ; mais elle avait noyé cette émotion jalouse sous un flot de tendresse épurée et la femme s'effaça devant la mère quand elle embrassa Georges sur le front.

Georges demeura chez sa tante quelque temps, s'efforçant de ne plus penser à Mme Rose et y revenant sans cesse ; mais cet éloignement dans lequel il avait cherché un soulagement irrita bientôt sa blessure au lieu de la guérir. Beauvais était pour lui comme le bout du monde. Au moins à Paris avait-il la chance de rencontrer Mme Rose. Elle n'avait plus rien à lui demander, à présent qu'il avait cédé à son désir et bien compris que tout mariage lui était impossible. Il lutta quelques jours ; mais, son angoisse devenant de plus en plus vive, il prit prétexte d'une lettre d'affaires pour retourner à Paris, où son premier soin fut de s'informer de Tambour, qu'il y avait laissé sous la surveillance de Jacob. Tambour n'était plus au logis ; dès le premier jour, il avait pris la fuite. Jacob l'avait fait afficher sans succès. A bout de recherches, l'idée lui était venue de courir à Maisons. Tambour s'y promenait, tout le monde l'y rencontrait du matin au soir, il avait les mœurs errantes d'un outlaw. Une nuit, il dormait chez Mme Rose, et le lendemain chez Canada. Il rendait visite aussi à Pétronille, qui gardait la Maison-Blanche. Jacob désespérait de le ramener à Paris. Il voyait bien, disait-il, que Tambour avait des intelligences dans le pays.

Heureux Tambour ! - murmura Georges, et il donna ordre qu'on le laissait tranquille.

Valentin avait été prévenu du retour de Georges. Il se hâta de l'introduire dans les boudoirs où il avait ses libres entrées. A cette époque, la fièvre révolutionnaire, communiquée par les événements de février et qui avait fait explosion aux journées de juin, n'était point calmée encore : on sentait dans la ville comme le frisson du vent sur la mer. Le lendemain n'était jamais sûr, on vivait au jour le jour ; mais cette agitation n'empêchait pas qu'on ne cherchât les plaisirs avec la même ardeur qu'au temps de la plus grande sécurité. Il y avait même une certaine excitation produite par l'imprévu, qui donnait à ces plaisirs une saveur plus vive et plus séduisante. Georges se laissa faire, mais la lassitude et l'ennui s'asseyaient partout à côté de lui. Son seul bonheur était de se promener la nuit seul sur les boulevards, et de revoir en esprit la maison d'Herblay, la grande prairie où l'ombre des peupliers se jouait, la forêt de Saint-Germain, les canots sous les saules, et, dans cette campagne si souvent parcourue, l'image d'une femme svelte et souriante qui lui tendait la main. Le tumulte des événements et le cri des passions déchaînées faisaient moins de bruit à son oreille que le doux murmure d'une voix mystérieuse qui parlait tout bas dans son cœur. Il n'entendait qu'elle dans Paris, au milieu de ce tumulte et de ce choc quotidien des hommes, il était seul. Quelquefois il s'étonnait du long silence que gardait Mme Rose : était-elle toujours à Herblay, et se pouvait-il qu'elle l'oubliait à ce point ? Il rentrait précipitamment chez lui, et cherchait une lettre ; la lettre n'arrivait jamais. Alors aussi l'idée de l'inconnu qui deux ou trois fois avait rendu visite à Herblay revenait le poursuivre. Si dans ces moments-là tout à coup la générale eût battu, Georges se fût élancé avec joie pour mourir à l'assaut d'une barricade. Pouvait-il douter en effet qu'un mystère n'existait dans la vie de Mme Rose, et ce mystère ne se rattachait-il pas à cet étranger qu'il n'avait jamais vu ?

Valentin, qui aimait sincèrement Georges, ne comprenait pas que les amusements de toute sorte auxquels il le confiait n'eussent aucune action sur sa tristesse. Un soir, las de lui verser du vin de Champagne, Valentin prit Georges à part.

Écoute, lui dit-il, il faut que cela finisse. Casse-moi la tête si tu veux, tu ne m'empêcheras pas de te parler de Mme Rose.

- Parle, répondit Georges.

- Un jour que tu étais plus triste qu'un tombeau, l'idée me vint d'aller à Herblay. Je me souvenais parfaitement de Mme Rose pour l'avoir vue au temps où nous portions des feuilles à nos chapeaux. Je ne savais pas bien ce que je voulais lui dire ; mais tu me faisais pitié.

Georges serra la main de Valentin.

Attends, reprit celui-ci, tu me remercieras tout à l'heure. J'arrive donc à Herblay, et je monte la côte fort en peine de mon discours. Si elle a un petit brin de cœur dans la poitrine, pensais-je, elle va me dire de lui amener Georges. Une voix de femme me fait lever la tête. Je regarde, c'était Mme Rose ; elle marchait au bras d'un grand jeune homme qui avait des moustaches noires et qui fumait.

- Ah ! - fit Georges.

- Je n'en voulus pas voir davantage et redescendit la côte sans plus songer à mon discours. Voilà ce que j'avais à te dire. A présent mange et bois, et n'y pense plus.

- Tu dis un grand jeune homme ?

- Oui, avec des moustaches noires et un cigare.

- Merci.

Georges était d'une pâleur de mort. Il remplit son verre de vin de Champagne et le vida d'un trait. Il fait beaucoup ; mais Valentin, malgré son étourderie, ne fut pas la dupe de cette gaieté.

Es-tu bête ! - lui dit-il ; tu as la fièvre, va te coucher ... J'ai peut-être eu tort de te conter cette histoire !
- Non, dit Georges, cela m'a fait du bien.

Pendant deux heures, Georges resta étendu sur son lit les yeux ouverts ; il pleurait comme un enfant. Au petit jour, il n'y tint plus et courut au chemin de fer de la rue Saint-Lazare. Un convoi partait pour Rouen ; il s'y jeta et s'arrêta à Maisons. Cinq minutes après, il avait traversé le pont et cherchait Herblay des yeux. A mi-côte, un chien courut à sa rencontre et failli le jeter par terre en sautant sur lui. C'était Tambour qui aboyait de toutes ses forces. Il faisait mille bonds en tournant autour de son maître. Ils arrivèrent ainsi à la petite maison d'Herblay. La porte était entr'ouverte ; Tambour la poussa, et Georges le suivit jusque dans le petit salon où Mme Rose l'avait reçu une première fois. Un jeune homme était assis dans un fauteuil auprès de la fenêtre. Il lisait un journal. A la vue de Georges, il se leva et salua. Georges remarqua qu'il avait des moustaches noires.

C'est donc vrai ! - pensa-t-il.

Tambour, qui ne se tenait pas de joie, allait et venait par la chambre ; après chaque tour, il frottait son museau contre la main pendante de Georges. Les deux jeunes gens se regardaient. Un demi-sourire passa sur les lèvres de l'inconnu.