Texte - « Récits d'un soldat » Amédée Achard

fermez et commencez à taper
Ce sommeil de plomb qui m'avait surpris sur l'herbe aux approches de la citadelle, m'attendait dans le même campement. Une lassitude extrême m'accable, une lassitude nerveuse qui venait du cerveau plus que des membres. ...J'étais littéralement brisé. Au réveil, je devais entrer dans un cauchemar plus terrible. Les régiments reçurent l'ordre de livrer leurs armes. Non, jamais je n'oublierai le spectacle à la fois superbe et lugubre qui frappa mes yeux. Un frémissement parcourut la ville. La mesure était comble ; c'était comme le déshonneur infligé à ceux qui restaient des héroïques journées de Spickeren et de Reischoffen, de Wissembourg et de Beaumont. Ce fut bientôt un tumulte effroyable. Les vieux soldats d'Afrique faisaient pitié. Ils se demandaient entre eux si c'était bien possible. On en voyait qui pleuraient. Moi-même, - et je n'étais qu'un conscrit, - j'avais des larmes dans les yeux. Ce chassepot que je n'avais guère que depuis trois jours et avec lequel j'avais fait mes premières armes, ce chassepot auquel j'avais adapté, en guise de bretelle, un lambeau de ma ceinture de zouave, et qui sentait encore la poudre, il fallait donc le livrer ! Je le pris par le canon, et, le faisant tournoyer au-dessus de ma tête, je le rompis en deux morceaux contre le tronc d'un arbre. Je ne faisais d'ailleurs que ce que faisaient la plupart de mes camarades. C'était partout un grand bruit de coups de crosses contre les murs et les pavés. On n'apercevait que soldats armés de tournevis qui démontait la culasse mobile de leurs fusils, et en jetaient les débris. Les artilleurs, attelés aux mitrailleuses, en arrachait à la hâte un boulon, une vis, en brisent un ressort pour les mettre hors de service. D'autres, fous de rage, silencieusement, en louaient leurs pièces. C'était dans tous Sedan comme un grand atelier de destruction ; les officiers laissaient faire. Les cavaliers jetaient dans la Meuse les sabres et les cuirasses, les casques et les pistolets : on marchait sur des monceaux de débris. Chaque pas arrachait au sol un bruit de métal ; c'était la folie du désespoir.

Il fallut enfin que la sinistre promenade commençait. Je revis la porte de Paris et le pont-levis où j'avais fait le coup de feu. La longue cohue des prisonniers arriva devant le petit bourg, au delà des palissades d'où nous avions essayé de déloger les Bavarois. Les maisons en étaient criblées de balles, quelques-unes étaient effondrées ; mais déjà les corvées prussiennes en avaient retiré les cadavres. Des familles tremblaient autour de leurs demeures. Un officier d'état-major à cheval attendait la colonne des pantalons rouges. A mesure que nous passions :

- Par ici, messieurs de l'infanterie ! Par là, messieurs de la cavalerie ! Criait-il d'une voix forte. Fantassins et cavaliers s'ébranlent et se rangent à droite et à gauche. Pendant une heure, ces grands troupeaux d'hommes attendirent dans la boue. Cet abattement qui suit les grands désastres les avait saisis. Les plus las se couchaient sur les tas de pierres. La faim l'emporta sur mon marasme, et, tirant de ma poche un biscuit et un morceau de lard cru, j'y mordu à belles dents. Personne autour de moi ne savait où nous allions. Au bout d'une heure, la colonne se remit en marche. La route était détrempée de flaques d'eau dans lesquelles nous entrions jusqu'à mi-jambe. Échelonnés le long de cette route, des pelotons composés d'une vingtaine de soldats prussiens montaient la garde de 50 mètres en 50 mètres. Immobiles, ces soldats nous regardaient passer. Ils portaient devant eux une cartouchière ouverte où nous pouvions voir des cartouches admirablement rangées. Pendant que l'infanterie veillait sur la masse mouvante des prisonniers, des cavaliers, le pistolet au poing, couraient à travers champs et ramenaient ceux qui s'égarait. Les coups de plat de sabre pleuvaient. Nous marchions sans ordre, officiers et soldats pêle-mêle. Le respect avait disparu avec la discipline. Les capotes grises ne se gênaient pas pour heurter au passage les manches galonnées d'or. Les cavaliers bousculaient leurs capitaines. C'était l'anarchie sous l'uniforme, la pire de toutes ; des rixes s'ensuivent quelquefois.

A l'extrémité de la route que nous suivions s'ouvrait un pont qui enjambait un canal et donnait accès dans une sorte d'île formée par une grande courbe de la Meuse, qui dessine un oméga. Les deux pointes de l'oméga sont reliées par ce canal, qui ferme hermétiquement l'île vers laquelle on nous poussait par troupes. Nous étions dans l'île d'Iges, ou presqu'île de Glaires, comme dans une prison. Une rivière lui sert de murailles. Une ceinture d'eau n'est pas un obstacle moins infranchissable souvent qu'une ceinture de briques et de moellons. Il m'a été facile d'en faire l'expérience pendant les quelques jours que j'ai passés dans l'île, tournant autour de mon domaine avec la monotone et patiente régularité des animaux en cage, qui fatiguent le regard par la constance de leur marche inutile.

Les vieux zouaves jetaient un coup d'œil autour d'eux froidement. Les plus jeunes pressaient le pas pour mesurer l'étendue du champ qu'on leur livrait. Une tristesse sombre se peignait sur quelques visages ; d'autres, en plus grand nombre, expriment l'abattement. La colère était tombée.

- C'est à présent que les taquineries vont commencer, me dit mon voisin.

Le vieux qui m'avait fait un discours la veille vint à moi, et, me frappant sur l'épaule :

- Tu dois être content, me dit-il, on arrange tes débuts à toutes les sauces. Puis se reprenant : As-tu du tabac ?


J'en avais encore une mince provision au fond de mes poches ; je lui en offris une pincée. Je compris alors à l'épanouissement de son visage quelle place le tabac tient dans la vie du soldat ; une pipe bourrée, c'est l'oubli de toutes les misères.

- Tu es un bon garçon, me dit-il en me serrant la main d'une façon à me briser les os.

Je venais de conquérir un ami qui se serait fait tuer pour moi pendant cinq minutes.

La presqu'île de Glaires se compose d'une légère éminence dont les deux versants s'abaissent vers la Meuse ; on y découvre un petit village, une assez grande maison d'habitation et un moulin. Au point de jonction de la rivière et du canal, un barrage alimente les écluses de ce moulin ; de l'autre côté de la Meuse, de grandes prairies s'étendent jusqu'au pied de collines boisées qui couronnent l'horizon, et que l'armée prussienne occupait encore.

Des officiers prussiens allaient et venaient dans l'île d'un pas méthodique et roide, indiquant à chacun des corps dont se composait cette armée de prisonniers quel emplacement il devait occuper. Point d'hésitation, point d'embarras. Un jeune lieutenant, mince et fluet, pâle et blond, nous servait de guide. Nous nous avancions et nous nous arrêtions sur un signe de sa main ; par moments, a ce signe et il ajoutait un mot. Il tenait un carnet à la main, où je suppose que les vaincus dont il répondait étaient classés par numéros d'ordre. Une dernière fois, nous fîmes halte sur l'un des versants de l'éminence.
D'une voix claire et nous montrant le sol du bout du doigt :

- C'est ici, messieurs, nous dit l'officier.

Il était huit heures du soir. Sous nos pieds des touffes d'herbes humides s'étendent sur un lit de boue.

- As-tu choisi ta place ? me dit un camarade. Et d'un air de philosophie gouailleuse :
- Si tu veux la moitié de mon lit, prends, ajouter-t-il.
Il venait de se coucher tout de son long par terre ; je l'imite.
Quand j'ouvris les yeux, la rosée et la pluie l'avaient percé jusqu'aux os ; je pouvais croire que le tartan qui me servait de couverture était tombé dans la rivière. Je grelottais. Il faisait encore nuit ; mais des lueurs ternes qui dessinaient la crête des collines me faisaient comprendre que le jour n'allait pas tarder à paraître. Je me levai, et pour me réchauffer autant que pour assouvir ma faim, j'allai dans les champs arracher des pommes de terre. J'avais eu beau fouiller dans mes poches, je n'y avais pas trouvé une miette de biscuit ni une parcelle de lard : je n'avais plus d'autre fournisseur que le hasard. Je n'avais pas fait cinquante pas dans la campagne, que j'aperçus des ombres errant çà et là à l'aventure. Elles se baissent vers la terre, et se relevaient par mouvements alternatifs et irréguliers. Je compris que cette même pensée dont j'étais fier avait germé dans l'esprit d'un nombre respectable de soldats. Tous les pieds de pommes de terre avaient été proprement secoués.