Texte - « Les parisiennes de Paris » Théodore de Banville

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Partout où l'on prononce le nom de Valentine, que ce soit sous les poutres sculptées et dorées ou sous les plafonds blancs et nus, on entend s'éveiller et murmurer un essaim de souvenirs poignants, comme des démons qui fouettent l'air de leurs ailes. Parmi les assistants, les uns essuient une de ces larmes brûlantes qui creusent des rides sur le visage, les autres portent la main à leur poitrine comme pour y étancher le sang d'une blessure encore ouverte ; ceux-ci tressaillent, ceux-là baissent vers la terre des regards pleins de regrets et de honte. Car Valentine a été de moitié dans tous les amours qui tuent la foi et la jeunesse de l'âme, et les lustres de toutes les orgies ont baigné son front d'une lumière blafarde, et, depuis sept ans, il n'y a pas eu un verre empli de vin par des mains tremblantes et pales dans lequel elle n'ait trempé sa chevelure. L'Agonie la salue avec un sourire et le râle des mourants lui dit : ma sœur ! Car elle s'appelle Démence et elle s'appelle Luxure et les innombrables baisers qui ont à peine effilé les doigts de cette Omphale auraient suffi à user les degrés de granit qui mènent aux vestibules des palais. Goules et vampires se contenteraient de boire pour se réchauffer le jeune sang de vos veines ; mais Valentine boit ce rayon de lumière et de flamme que Dieu a mis sur les visages humains comme le signe de leur race, et elle les laisse pareils à ces oranges qu'une femme capricieuse a déchiquetées entre ses lèvres. Plus dangereuse, en effet, que l'innocente et naïve Marco, elle a absorbé plus de Raphaël que l'armée de Sambre-et-Meuse n'a usé de paires de souliers, et ses amours ressemblent à ces troupes de grands Anges en armes qui planent au-dessus d'un champ de bataille jonché de cadavres. Elle disperse l'or comme le vent d'automne disperse les feuilles mortes. Honneur, vertu, le respect de la patrie, l'amitié sainte, la vénération filiale, au souffle de Valentine tout tombe en cendres dans les cœurs desséchés et brûlés. Le jeune homme a égorgé pour elle son avenir et l'avenir des siens ; et sous la bise de janvier, le père de famille se promène sous la fenêtre de Valentine, serrant entre ses mains la dot de ses filles qu'il vient de voler. Le fils de son portier, enfant de treize ans, est amoureux d'elle et vole sa mère pour lui envoyer des bouquets de camellias.

Surtout, souvenez-vous qu'il s'agit ici des Parisiennes, et n'allez pas commettre la faute de vous figurer Valentine sous les traits effroyables et magnifiques d'une belle Furie, secouant des chevelures de serpents et des torches flamboyantes. Valentine est jeune et jolie, elle a l'air décent et distingué, parfaitement élégant et assez honnête. Les bandeaux lisses, à rouleaux revenant pardessus, emploient à merveille ses cheveux bruns ; ses yeux noirs, grands, noyés et étonnés, son nez presque régulier, ses lèvres où le minium n'a pas été épargné et dont les coins sont heureusement coupés, et sa prestance de jeune première s'arrangent à souhait avec les chiffons de Laure et de Palmyre et avec les extravagances des dentelles. Enfin, Valentine, qui touche un peu du piano, a surtout un vrai talent pour le style épistolaire et personne n'écrit mieux qu'elle la fameuse lettre : « Mon cher bien-aimé, il est trois heures du matin et je m'éveille toute triste. Tu sais comme ta Valentine devine ce qui te touche. Il me semble que tu dois souffrir, et, par je ne sais quel pressentiment, je sens que quelque chose t'afflige en ce moment même. Rassure tout de suite celle dont tu es la seule vie ... » Maintenant voici son histoire :

Valentine passe pour la fille naturelle de ce vicomte de Perthuis, dont les excentricités occupaient si fort les nouvellistes de la Restauration, et qui mérita plus que jamais sa réputation en avantageant d'une grande fortune cette enfant, dont la paternité lui était fort contestée par les événements eux-mêmes. Le vicomte de Perthuis mourut de la goutte comme Valentine entrait dans sa seizième année, et la jeune fille se trouva du même coup riche et tout à fait libre, car sa mère, la célèbre comédienne Madeleine Verteuil, dont les succès avaient pu tenir en échec pendant quelques années ceux de madame Menjaud et ceux de mademoiselle Mars, n'était plus alors qu'une coquette surannée, retirée du théâtre et accaparée par le culte des perruches. N'ayant pu assembler deux idées au temps de sa gloire, elle était trop occupée alors à relire dans les almanachs des Muses et des Grâces les madrigaux qui avaient célébré sa jeunesse, pour faire la moindre attention à sa fille.
D'ailleurs mademoiselle Madeleine Verteuil avait été nourrie dans les principes de l'ancien théâtre et avait professé dans sa vie la plus grande indulgence pour les amourettes et pour « tout ce qui relève de la galanterie. »

Logiquement, Valentine aurait donc dû se laisser voler son cœur et le reste par le premier maître de clavecin un peu hardi ; mais le hasard en décida tout autrement. Elle éprouva un amour sérieux pour un jeune officier nommé Emile Levasseur, âme candide et loyale dans un corps de bronze, et cette passion promenée pendant trois mois au milieu de toutes les fêtes et de toutes nos campagnes verdoyantes, fut une des plus aimables élégies parisiennes de l'été de 1857. Emile partait pour rejoindre son régiment à Saumur, et devait solliciter le plus tôt possible un nouveau congé pour revenir conclure son mariage avec Valentine.

Souvent celle-ci résidait en longues confidences à son amie intime Mariette (que nous avons depuis applaudie au théâtre du Vaudeville) toute l'extase dont son âme débordait. « Oh ! chère Marie, s'écriait-elle, s'il fallait perdre mon Émile, je mourrais, car par qui suis-je aimée ainsi avec la confiance d'un enfant et avec cet ineffable tendresse ?
Il me semble que son souffle est ma vie, et je voudrais passer des heures à le contempler à genoux ! »

Aussi mademoiselle Mariette fut-elle assez vivement étonnée de ce qu'elle vit de ses yeux, un mois juste après le départ d'Émile Levasseur. C'était, je crois, à un bal d'artistes, chez mademoiselle Léontine Berlin, rue Tronchet. Suffoquée par la chaleur et toute échevelée à la suite d'une valse très-ardente, Mariette avait cherché seule un petit boudoir où elle voulait se remettre un peu et réarranger ses belles boucles de cheveux d'or. Elle croyait bien sincèrement ne trouver personne dans cette oasis de soie de la Chine, mais elle avait compté sans le poète Henri B ... qui était occupé là à dire les plus jolies choses du monde, tout en soutenant une jeune fille à demi renversée et pâmée dans ses bras. Mais quel fut l'étonnement de Mariette en reconnaissant la fille de mademoiselle Verteuil !

Henri B ... s'était esquivé en homme habile à ménager les transitions.
Valentine tomba en pleurant et en sanglotant dans les bras de son amie, et la couvrit longtemps de baisers et de larmes avant de pouvoir parler.

« Écoute, Marie, lui dit-elle enfin, tu me méprises ! apprends donc mon affreux secret ! Tu as entendu parler comme moi de femmes au sang glacé, dont l'esprit et l'imagination seuls vivent, mais dont le cœur ne palpite jamais, et qui restent de marbre sous les baisers. Eh bien ! Je sens que je suis une de ces femmes. Oui, je crains d'être une d'elles, et cette idée me remplit d'épouvante. Lorsque Émile était là près de moi et qu'il tenait mes mains dans les siennes, quand ses lèvres effleuraient mon front, ma pensée s'en est allée en mille rêves délicieux, mais aucun frisson n'a passé dans mes veines, mon cœur n'a pas battu, je n'ai pas senti mes mains moites et brûlantes. Moi qui aime Émile à lui donner une à une toutes les gouttes de mon sang, suis-je condamnée, lorsqu'il m'aura nommée sa femme, à n'apporter dans ses bras qu'un cadavre insensible ?