Ils rencontrèrent Rouillon devant sa porte. Il rentrait chez lui. Il ne put décliner leur visite et les introduisit dans son bureau. André lui soumit l'état de la situation dressé pour Mme Jorre par le notaire et s'offrit comme caution de Fraisier.
« Mais Fraisier ne pourra jamais vous rembourser ! fit Rouillon, étonné au point d'en oublier ses intérêts pécuniaires. Il est insolvable. Pourquoi le garantissez-vous ?
- J'espère être bientôt de sa famille.
- Vous ! Comment ?
- Depuis longtemps, Mlle Lucile et moi, nous nous aimons. »
Rouillon devint livide. Un moment, il resta étourdi du coup.
« Ce n'est pas possible ! dit-il enfin d'une voix rauque, les yeux braqués sur le jeune homme avec une expression farouche de stupeur et de haine. Fraisier, est-ce vrai ? »
Fraisier hochait la tête sans répondre, et, le regard oblique, tournait son chapeau de paille entre ses mains.
« Vous m'avez indignement trompé ! » s'écria Rouillon.
Il s'était levé, le visage menaçant. Fraisier recula.
André allait s'interposer, quand la porte s'ouvrit ; un brigadier de gendarmerie parut.
« Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j'ai le regret de vous déclarer que je vous arrête au nom de la loi. Voici le mandat ; veuillez me suivre. »
Rouillon semblait ne pas comprendre. Avait-il bien entendu ? Arrêté, lui ! Pourquoi ?
Le brigadier tendait le papier. Il lut. C'était bien contre lui, François Rouillon, qu'était décerné le mandat.
« Que signifie cela ? demanda-t-il au gendarme.
- Vous êtes prévenu, paraît-il, d'avoir eu des intelligences avec l'ennemi et d'avoir fait fusiller trois personnes. »
Rouillon chancela, hagard, accablé. Il avait revu tout d'un coup, avec une effroyable intensité, la scène de la Villa des Roses. Là, devant lui, sur le guéridon du salon, elle luisait comme du feu, la liste des trois noms, la liste rouge ; et il croyait tenir encore ce crayon qui lui brûlait les doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas, Mme Dufriche suppliante, Madeleine entraînée brutalement, puis, sur la route, Victor Moussemond répétant aux soldats : « Je n'ai pas touché un fusil ! J'aime les Allemands, c'est injuste ! ... »
Ainsi, cette abominable dénonciation, ce triple meurtre, aboutissait à quoi ? Au mariage de Lucile avec André Jorre qu'elle aimait, avec André enrichi par son crime, a lui Rouillon, par ce crime qui maintenant, comme un monstre mal dompté, se retournait contre le criminel pour le mordre au coeur !
Il se sentait défaillir. Par un violent effort, il reprit possession de ses facultés. Était-il donc perdu sans rémission ? Avait-on des preuves ? C'était invraisemblable. Pourquoi les Prussiens auraient-ils témoigné contre lui ? Ces réflexions rapides lui rendirent un peu de calme.
« Dès que je serai libre, dit-il a Fraisier, nous reparlerons de votre affaire. Excusez-moi ; il faut que j'aille voir ce qu'on me veut. Je n'y comprends rien. »
Puis, s'adressant au brigadier :
« Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir méprise ; tout sera vite éclairci. » Les preuves que Rouillon croyait impossibles à produire, étaient acquises contre lui.
Tant que l'ennemi avait occupé Verval, tant que la tranquillité n'avait pas été complètement rétablie, Madeleine Cibre avait gardé son secret. Elle ne se décide pas sans trouble et sans déchirement à perdre le misérable qu'un moment elle avait aimé ! Mais chaque jour, à toute heure, elle voyait la navrante douleur des braves gens qui l'avaient recueillie, sauvée, et dont le fils unique avait été victime d'une si odieuse lâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dit tout a M. Dufriche. Elle lui remit la pièce décisive. La justice fut saisie.
Devant le Conseil de guerre, François Rouillon eut d'abord une attitude hautaine. Il comptait sur les nombreuses personnes à qui, pendant l'invasion, il avait procuré des affaires si lucratives. Est-ce que tout le monde, sauf les enragés, ne professait pas la plus grande estime pour lui a Verval ? Certes, les témoins à décharge ne lui manqueraient point.
Néant que tout cela ! De la fosse où il la croyait à jamais ensevelie, la vérité se dressa, irrésistible ! Madeleine, lorsqu'il lui eut reproché de le calomnier par vengeance personnelle, l'accable sans pitié. M. et Mme Dufriche firent sur les juges une impression profonde. Maintes circonstances vinrent corroborer l'accusation. Enfin, un incident décisif dissipa les derniers doutes. Une enfant de dix ans, la fille du jardinier de la Villa des Roses, surprise par l'arrivée des Allemands, s'était réfugiée dans le salon, où, blottie derrière un rideau, elle avait assisté a toute la scène de dénonciation, qu'elle évoque avec une ingénuité terrible.
Quand elle eut terminé, Rouillon se leva de son banc. La rumeur qui remplissait la salle, s'apaisa. Il se fait un silence solennel.
« C'est vrai, dit-il, je suis un misérable. Condamnez-moi, et qu'on en finisse au plus tôt ! J'aimais une femme qui ne m'aimait pas. J'étais jaloux ; je n'ai pu résister à la tentation de perdre ceux que ma jalousie soupçonnait. Crime absurde et inutile ! Mon rival heureux a survécu ; bientôt il épousera celle pour qui je vais mourir. Voilà mon châtiment, le vrai, le seul ! Il est juste. Mais je ne suis pas un traître. Je n'ai rien tramé contre la patrie. Je voudrais n'avoir jamais vécu. »
Condamné à mort, il refusa de se pourvoir en grâce.
Quand, aux premières pâleurs de l'aube, on lui annonça que l'heure suprême était venue, il prononça ce seul mot : Enfin !
« Je me repens, dit-il à l'aumônier ; et mon repentir est profond, absolu, résigné. Je ne saurais offrir autre chose au bon Dieu, s'il y a un bon Dieu, ce qui me paraît invraisemblable. N'insistez pas ! Mais vous pouvez me rendre un service. Voudrez-vous remettre, vous-même, ce billet a Mlle Fraisier ? Il est ouvert, je vous prie de le lire. Vous verrez que rien n'y est compromettant pour vous ni pour elle. »
La lettre était ainsi conçue :
« J'aurais voulu vous revoir, mademoiselle Lucile, et vous supplier, non de me pardonner, mais d'avoir quelque pitié pour moi.
« Ce qui me désespère, c'est l'exécrable souvenir que je vous laisse.
« Certes, je suis châtié justement. Et pourtant, aimé par vous, j'aurais été un honnête homme. Tout le mal vient de ce que vous n'avez pu m'aimer. Ce n'était pas votre faute, je le sais. Ce n'était pas non plus la mienne.
« Je vous pardonne ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore a cause de vous. Jamais vous ne serez aussi heureuse que je suis malheureux.
« Je n'ai que des parents éloignés. Entre eux et moi aucun lien, aucune affection. Je vous lègue toute ma fortune. Acceptez-la pour secourir ceux auxquels j'ai nuit, pour réparer autant que possible le mal que j'ai fait. C'est un devoir pour vous.
« Tâchez de m'oublier. Adieu. » Il faisait déjà grand jour.
Rouillon monta avec l'aumônier dans une voiture du train des équipages militaires.
Il en descendit sans faiblesse ; et, d'un pas ferme, il alla se placer devant le poteau, préparé au pied d'une des buttes du polygone.
Il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux. Pendant que l'officier d'administration, greffier du Conseil de guerre, lui lisait son jugement, il ôta tranquillement sa jaquette et son gilet. La lecture finie, il embrassa l'aumônier et resta seul devant le peloton d'exécution.
Alors, par cet instinct, si profondément humain, qui entraîne les moribonds à ressaisir et à résumer leur existence entière dans une manifestation suprême, il chercha une idée, un mot, un cri, où exhaler tout son être. Mille souvenirs s'éveillent en lui avec une promptitude et une acuité magiques. Il se rappela, pour les avoir entendu citer, pour les avoir lues çà et là, dans les journaux, dans les romans, ou même dans ses petits livres d'écolier, les dernières paroles des condamnés célèbres. Pouvait-il crier comme eux : « Vive le Roi ! » ou : « Vive la France ! Vive la République ! Vive l'Humanité ! » Non. Il voulait pourtant crier quelque chose ; il le voulait obstinément, passionnément. Dans son entêtement enfantin et tragique, il mettait à le vouloir tout ce qui lui restait de libre volonté. Il n'avait plus qu'une seconde. Il ne trouvait rien. Il vit l'officier donner le signal ; et machinalement alors, avec une précipitation fébrile, il cria d'une voix folle, d'une voix tonnante : « Vive la Mort ! »
« Mais Fraisier ne pourra jamais vous rembourser ! fit Rouillon, étonné au point d'en oublier ses intérêts pécuniaires. Il est insolvable. Pourquoi le garantissez-vous ?
- J'espère être bientôt de sa famille.
- Vous ! Comment ?
- Depuis longtemps, Mlle Lucile et moi, nous nous aimons. »
Rouillon devint livide. Un moment, il resta étourdi du coup.
« Ce n'est pas possible ! dit-il enfin d'une voix rauque, les yeux braqués sur le jeune homme avec une expression farouche de stupeur et de haine. Fraisier, est-ce vrai ? »
Fraisier hochait la tête sans répondre, et, le regard oblique, tournait son chapeau de paille entre ses mains.
« Vous m'avez indignement trompé ! » s'écria Rouillon.
Il s'était levé, le visage menaçant. Fraisier recula.
André allait s'interposer, quand la porte s'ouvrit ; un brigadier de gendarmerie parut.
« Monsieur Rouillon, dit le brigadier, j'ai le regret de vous déclarer que je vous arrête au nom de la loi. Voici le mandat ; veuillez me suivre. »
Rouillon semblait ne pas comprendre. Avait-il bien entendu ? Arrêté, lui ! Pourquoi ?
Le brigadier tendait le papier. Il lut. C'était bien contre lui, François Rouillon, qu'était décerné le mandat.
« Que signifie cela ? demanda-t-il au gendarme.
- Vous êtes prévenu, paraît-il, d'avoir eu des intelligences avec l'ennemi et d'avoir fait fusiller trois personnes. »
Rouillon chancela, hagard, accablé. Il avait revu tout d'un coup, avec une effroyable intensité, la scène de la Villa des Roses. Là, devant lui, sur le guéridon du salon, elle luisait comme du feu, la liste des trois noms, la liste rouge ; et il croyait tenir encore ce crayon qui lui brûlait les doigts. Il entendait les voix, les cris, les pas, Mme Dufriche suppliante, Madeleine entraînée brutalement, puis, sur la route, Victor Moussemond répétant aux soldats : « Je n'ai pas touché un fusil ! J'aime les Allemands, c'est injuste ! ... »
Ainsi, cette abominable dénonciation, ce triple meurtre, aboutissait à quoi ? Au mariage de Lucile avec André Jorre qu'elle aimait, avec André enrichi par son crime, a lui Rouillon, par ce crime qui maintenant, comme un monstre mal dompté, se retournait contre le criminel pour le mordre au coeur !
Il se sentait défaillir. Par un violent effort, il reprit possession de ses facultés. Était-il donc perdu sans rémission ? Avait-on des preuves ? C'était invraisemblable. Pourquoi les Prussiens auraient-ils témoigné contre lui ? Ces réflexions rapides lui rendirent un peu de calme.
« Dès que je serai libre, dit-il a Fraisier, nous reparlerons de votre affaire. Excusez-moi ; il faut que j'aille voir ce qu'on me veut. Je n'y comprends rien. »
Puis, s'adressant au brigadier :
« Je vous suis, mon brave. Il doit y avoir méprise ; tout sera vite éclairci. » Les preuves que Rouillon croyait impossibles à produire, étaient acquises contre lui.
Tant que l'ennemi avait occupé Verval, tant que la tranquillité n'avait pas été complètement rétablie, Madeleine Cibre avait gardé son secret. Elle ne se décide pas sans trouble et sans déchirement à perdre le misérable qu'un moment elle avait aimé ! Mais chaque jour, à toute heure, elle voyait la navrante douleur des braves gens qui l'avaient recueillie, sauvée, et dont le fils unique avait été victime d'une si odieuse lâcheté. Un jour elle ne put se contenir, et dit tout a M. Dufriche. Elle lui remit la pièce décisive. La justice fut saisie.
Devant le Conseil de guerre, François Rouillon eut d'abord une attitude hautaine. Il comptait sur les nombreuses personnes à qui, pendant l'invasion, il avait procuré des affaires si lucratives. Est-ce que tout le monde, sauf les enragés, ne professait pas la plus grande estime pour lui a Verval ? Certes, les témoins à décharge ne lui manqueraient point.
Néant que tout cela ! De la fosse où il la croyait à jamais ensevelie, la vérité se dressa, irrésistible ! Madeleine, lorsqu'il lui eut reproché de le calomnier par vengeance personnelle, l'accable sans pitié. M. et Mme Dufriche firent sur les juges une impression profonde. Maintes circonstances vinrent corroborer l'accusation. Enfin, un incident décisif dissipa les derniers doutes. Une enfant de dix ans, la fille du jardinier de la Villa des Roses, surprise par l'arrivée des Allemands, s'était réfugiée dans le salon, où, blottie derrière un rideau, elle avait assisté a toute la scène de dénonciation, qu'elle évoque avec une ingénuité terrible.
Quand elle eut terminé, Rouillon se leva de son banc. La rumeur qui remplissait la salle, s'apaisa. Il se fait un silence solennel.
« C'est vrai, dit-il, je suis un misérable. Condamnez-moi, et qu'on en finisse au plus tôt ! J'aimais une femme qui ne m'aimait pas. J'étais jaloux ; je n'ai pu résister à la tentation de perdre ceux que ma jalousie soupçonnait. Crime absurde et inutile ! Mon rival heureux a survécu ; bientôt il épousera celle pour qui je vais mourir. Voilà mon châtiment, le vrai, le seul ! Il est juste. Mais je ne suis pas un traître. Je n'ai rien tramé contre la patrie. Je voudrais n'avoir jamais vécu. »
Condamné à mort, il refusa de se pourvoir en grâce.
Quand, aux premières pâleurs de l'aube, on lui annonça que l'heure suprême était venue, il prononça ce seul mot : Enfin !
« Je me repens, dit-il à l'aumônier ; et mon repentir est profond, absolu, résigné. Je ne saurais offrir autre chose au bon Dieu, s'il y a un bon Dieu, ce qui me paraît invraisemblable. N'insistez pas ! Mais vous pouvez me rendre un service. Voudrez-vous remettre, vous-même, ce billet a Mlle Fraisier ? Il est ouvert, je vous prie de le lire. Vous verrez que rien n'y est compromettant pour vous ni pour elle. »
La lettre était ainsi conçue :
« J'aurais voulu vous revoir, mademoiselle Lucile, et vous supplier, non de me pardonner, mais d'avoir quelque pitié pour moi.
« Ce qui me désespère, c'est l'exécrable souvenir que je vous laisse.
« Certes, je suis châtié justement. Et pourtant, aimé par vous, j'aurais été un honnête homme. Tout le mal vient de ce que vous n'avez pu m'aimer. Ce n'était pas votre faute, je le sais. Ce n'était pas non plus la mienne.
« Je vous pardonne ce que j'ai souffert, ce que je souffre encore a cause de vous. Jamais vous ne serez aussi heureuse que je suis malheureux.
« Je n'ai que des parents éloignés. Entre eux et moi aucun lien, aucune affection. Je vous lègue toute ma fortune. Acceptez-la pour secourir ceux auxquels j'ai nuit, pour réparer autant que possible le mal que j'ai fait. C'est un devoir pour vous.
« Tâchez de m'oublier. Adieu. » Il faisait déjà grand jour.
Rouillon monta avec l'aumônier dans une voiture du train des équipages militaires.
Il en descendit sans faiblesse ; et, d'un pas ferme, il alla se placer devant le poteau, préparé au pied d'une des buttes du polygone.
Il ne voulut pas qu'on lui bandât les yeux. Pendant que l'officier d'administration, greffier du Conseil de guerre, lui lisait son jugement, il ôta tranquillement sa jaquette et son gilet. La lecture finie, il embrassa l'aumônier et resta seul devant le peloton d'exécution.
Alors, par cet instinct, si profondément humain, qui entraîne les moribonds à ressaisir et à résumer leur existence entière dans une manifestation suprême, il chercha une idée, un mot, un cri, où exhaler tout son être. Mille souvenirs s'éveillent en lui avec une promptitude et une acuité magiques. Il se rappela, pour les avoir entendu citer, pour les avoir lues çà et là, dans les journaux, dans les romans, ou même dans ses petits livres d'écolier, les dernières paroles des condamnés célèbres. Pouvait-il crier comme eux : « Vive le Roi ! » ou : « Vive la France ! Vive la République ! Vive l'Humanité ! » Non. Il voulait pourtant crier quelque chose ; il le voulait obstinément, passionnément. Dans son entêtement enfantin et tragique, il mettait à le vouloir tout ce qui lui restait de libre volonté. Il n'avait plus qu'une seconde. Il ne trouvait rien. Il vit l'officier donner le signal ; et machinalement alors, avec une précipitation fébrile, il cria d'une voix folle, d'une voix tonnante : « Vive la Mort ! »