Texte - « La dame qui a perdu son peintre » Paul Bourget

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Vous m'excuserez, Madame, de continuer à vous conter mon histoire à la façon d'un catalogue. Ce petit extrait appartient au genre des notes que l'on imprime en petit texte, au-dessous du nom d'un tableau, quand on veut étonner les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour vous dire comment ce portrait m'intéressait, dans ce voyage, d'un intérêt si particulier. Je ne suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie que Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique qui fut le vrai sortilège de « l'incomparable artiste ». Ce portrait, tout de même, est la preuve vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret de l'amour, qu'un coeur de femme peut se laisser prendre à des prestiges d'un ordre idéal. « J'ai, moi aussi, mon petit brin de laurier, » pensais-je, en s'acheminent, au lendemain de mon arrivée, vers le palais Varegnana où je savais qu'était cette miraculeuse image de Madonna Cassandra : « On cite mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg n'y font pas trop mauvaise figure. Pourquoi ne peindrais-je pas quelque jour un portrait d'elle, dont elle fût assez fière pour que ... » Je vous ai averti, Madame, que je vous griffonne ces pages avec le projet de vous égayer.

Ah ! comme je voudrais que cet absurde discours, dont je vous rapporte humblement la folle fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète et tendre de votre âme, où pousse la petite fleur mauve de la pitié. Le ciel du printemps italien développait un azur bien lumineux au-dessus de la tête grise où ce discours se prononçait. Le soleil paraît d'une gloire l'adorable cité milanaise, les hautes et joyeuses maisons. Il mettait comme une auréole aux cheveux des jeunes filles qui trottaient d'un pas leste sur le pavé sonore, et souriaient du sourire vincien, - votre sourire - sans le savoir. Une brise où passait l'âpreté fraîche des glaciers des Alpes vivifie la tiède atmosphère. Et je vous jure que l'artiste vieillissant - presque l'âge du Léonard du portrait, - qui se tenait ces propos chimériques n'avait ni ciel clair, ni soleil brûlant, ni brise réconfortante, dans sa déraisonnable et triste pensée !

Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra dei Rangoni porte un nom, Madame, que vous connaissez peut-être, pour avoir rencontré à Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. Il s'appelle le comte Andrea da Varegnana. Il descend en très droite ligne d'un Andrea Varegnana, décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 du mois d'août de l'année de grâce 1662, en compagnie de Giovanni Ludovico Pio di Carpi. Ils avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. L'héritier de ce tragique personnage est un homme de soixante et onze ans aujourd'hui, dont la haute mine n'aurait pas séparé la cour du tyran que voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, voici un quart de siècle, tel je le retrouve quand je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, ou presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se tient si droit et il reste si mince. La congestion guette son teint trop chaud, d'innombrables rides plissent son visage, mais il conserve cette noblesse de traits qui donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles ont vraiment de la race, une beauté indestructible. Si je maniais la plume comme le crayon, je vous dessinerais un fier croquis de ce grand seigneur dans le cadre de ce vieux palais, rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que vous diriez, comme de mon pauvre ami Michel Mayence et de sa collection, quand nous la visit âmes et qu'il était ivre de vous montrer ses Primitifs : « Il n'est pas le propriétaire de son musée. Il en est le portier. » ... Je rectifié. Le palais Varegnana n'est pas très vieux, - pour l'Italie. Il date de 1625 et il a été construit par le plus célèbre architecte milanais, Francesco Maria Richini, dans un style d'un baroque hardi et vigoureux. L'escalier énorme tourne sous un plafond auquel sont appendus plusieurs chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont eu cinq ou six dans leur famille. Des bas-reliefs antiques s'encastrent partout dans les murs, et, sur la rampe, de place en place, surgissent des vases de marbre. Les domestiques abondent, attestant la large vie du comte, dépensée tout entière entre ce palais, sa villa de Varese et ses immenses domaines. Venu lui-même au-devant de moi, il se tenait sur le palier du premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse des vieilles gens de son pays. Les larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière sa haute silhouette, laissaient voir la profusion de tableaux, de statues, de meubles rares, de tapisseries qui décorent cet appartement, où il habite a même ses admirables objets, solitaire, car il ne s'est jamais marié. Mais j'imagine qu'il aura eu, dans ce facile Milan, quelque liaison à l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte Andrea n'est pas un personnage de roman, qui donc en est un ? S'il n'a pas connu de secrets et profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression songeuse, comme répandue sur cette physionomie si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle donnerait aisément un accent altier ? D'où cette douceur attendrie dans ces yeux bruns qui lancent si vite d'impérieux éclairs ? Et puis, s'il n'avait pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, n'aurait-il pas cherché un autre emploi à ses facultés qui sont grandes ? Tout son travail aura consisté à classer les trésors amassés dans sa maison par plusieurs générations de riches patriciens, amateurs d'art, à éliminer les douteux, a compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire sur eux un livre qui n'est pas dans le commerce. J'en ai extrait la petite notice citée plus haut. Elle a été recueillie dans une note d'un manuscrit de la Biblioteca Estense à Modène. Ce petit détail a son importance, vous allez voir. Et maintenant, Madame, que je vous ai présenté le digne possesseur du Léonard, - vous aviez raison, certains collectionneurs outrageant par leur seule existence les tableaux qu'ils ont achetés de leur argent, - j'arrive tout de go à notre entretien du premier jour. Je vous passe les compliments, qu'en sa qualité d'hôte, le comte Varegnana crut devoir me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, ma cravate de commandeur, ma future entrée à l'Institut, des anciennes ou nouvelles oeuvres, et c'était des excuses infinies de ne connaître tant de merveilles que par la photographie.