Texte - « Pastels : dix portraits de femmes » Paul Bourget

fermez et commencez à taper
C'était un de ces soirs du commencement de l'été, à Paris, où il flotte dans l'air comme une vapeur de plaisir. Les Parisiens et les Parisiennes qui sont demeurés en ville, y sont demeurés pour s'amuser. Étrangers ou provinciaux, les hôtes de hasard ne sont pas ici pour un autre motif. Cela fait, par ces transparents crépuscules du mois de juillet, une population vraiment heureuse. Le feuillage des arbres plutôt fanoche que fané, la brûlante langueur de l'atmosphère, les magnificences des couchers de soleil derrière les grêles tours du Trocadéro ou la masse imposante de l'Arc, une sorte de nonchalance et comme de détente dans l'activité des passants, tout contribue a cette impression d'une ville de plaisir, particulièrement dans ce quartier a demi exotique, avec la prodigalité de ses hôtels privés et le faste tapageur de son architecture. « Ces gens sont tous gais ... , » pensai-je en regardant les promeneurs, « essayons de faire comme eux ... » Et je m'applique à me représenter les convives que j'allais rejoindre dans quelques minutes. Toré d'abord ? Albert Toré, un vieux beau plus blond que nature, très rouge, avec une espèce de sourire de fantôme dessiné mécaniquement sur sa vieille bouche, le plus anglomane de tous les Français. Il a ce ridicule délicieux de se croire irrésistible, parce qu'il a été, quinze ans durant, le fancy-man attitré d'une duchesse anglaise. Son culte posthume pour cette grande dame, morte et enterrée depuis des années, se traduit par les familiarités les plus hardies avec les femmes qu'il rencontre aujourd'hui et qui ne sauraient évidemment repousser un homme distingué jadis par lady ***. C'est encore un catoblépas, mais triste. - Saveuse, le baron de Saveuse ? Celui-là n'a aucun ridicule. Il est joli garçon, quoique un peu marqué, spirituel et même instruit ; mais il faudrait ne pas savoir que son élégance vit d'expédients et que ses amis l'appellent volontiers la Statue du Quémandeur. Combien en aura-t-il coûté à Louis Servin de Figon pour l'avoir à sa table ? - Quant à Machault, c'est un géant qui n'a d'autre goût ici-bas que l'escrime, un gladiateur en habit noir et en gilet blanc qui s'entraîne d'assauts en assauts et de salle en salle. Excellent homme d'ailleurs, mais qui ne peut pas causer avec vous cinq minutes sans que le contre de quarte apparaisse. C'est celui que je préfère aux autres et je dînais avec lui seul sans m'ennuyer, car s'il est un monomane de l'épée, il faut ajouter qu'il est brave comme cette épée elle-même et qu'il ne lui est jamais venu à l'idée de se servir de son talent extraordinaire pour justifier une insolence. S'il est athlète, c'est par plaisir et non par mode. Eh bien ! le dîner sera passable avec les hommes, mais les femmes ? - Christine Anroux ? ... Je la connais trop bien. Avec ses cheveux en bandeaux, ses yeux candides, sa physionomie de fausse vierge, c'est le type de la fille qui se donne des airs de femme du monde et chez laquelle on devine un fond affreux de positivisme bourgeois. Cela sort de chez la procureuse et vous permet à peine de dire un mot leste. A cinquante ans, Christine aura un million et davantage, elle se sera fait épouser classiquement par un honorable nigaud ; elle jouera à la châtelaine bienfaisante quelque part en province. Rien de plus banal qu'une pareille créature et rien aussi a quoi les hommes résistent moins. Et Gladys sera comme Christine. Bah ! Je m'en irai aussitôt après le dîner ... Et je songeais encore : « Mais pourquoi Louis m'a-t-il invité là, à brûle-pourpoint, moi, Claude Larcher, qui n'ai même plus pour moi la vogue de mes deux malheureuses premières pièces et qui besogne dans les journaux, comme un pauvre diable d'ouvrier de lettres ? Est-ce qu'une femme titrée lui aurait dit du bien de ma dernière chronique ? ... »

Je calomnies le pauvre garçon, comme je pus m'en convaincre dès les premiers mots que me dit sa maîtresse, a mon entrée dans le salon du cabaret élégant où se tenaient déjà tous les invités. J'arrivais le dernier. Il donnait, ce petit salon que le chasseur avait désigné, en m'y conduisant, du nom poétique de « salon des roses, » sur une terrasse couverte autour de laquelle frémissaient des feuillages fantastiquement éclairés par en bas. Sous les arbres du jardin du restaurant se tenait un orchestre de tsiganes qui jouaient des airs de leur pays, avec ce mélange de langueur et de frénésie qui fait de cette musique la plus lassante mais aussi la plus énervante de toutes. La lumière des bougies luttait dans la pièce contre le dernier reste de jour qui traînait dans le crépuscule. Les chandeliers et le lustre où brûlaient ces bougies se perdaient dans un enguirlande ment de fleurs. D'autres fleurs seraient la table. Elles révélaient le goût de Saveuse dont le regard inquisiteur surveillait involontairement chaque détail. A voir la correction des hommes et la toilette des deux femmes, Christine tout en bleu, Gladys tout en blanc, il était impossible de se croire sur les terres ouvertes du demi-monde. Des perles admirables se tordaient autour de leur cou, elles étaient à demi décolletées, avec un air délicieusement aristocratique, et la beauté jeune dans un décor de raffinement aura toujours pour mes nerfs d'artiste plébéien un attrait si puissant que je cessai du coup de philosopher et de regretter ma complaisance devant l'invitation improvisée du sire de Figon, d'autant plus qu'à peine présenté, Gladys me dit avec un léger accent anglais et du bout de ses dents, qu'elle a charmantes :

« Votre ami vous a-t-il raconté que je lui demande de me faire dîner avec vous depuis au moins six mois ? Et cela a failli manquer. Il ne vous a su a Paris que ce matin, mais il a fallu qu'il allât chez vous aujourd'hui même. Si vous n'aviez pas été libre, j'en aurais eu une vraie peine ... »

J'en appelle a de plus sages. Qui n'eût été heureux d'être interpellé ainsi par une créature du plus caressant aspect ? Gladys est grande. Ses bras nus, - elle portait sur le droit et tout près de l'épaule un noeud de velours noir, - sont d'un admirable modelé. Sa taille est fine sands être trop mince, son corsage laisse deviner un buste de jeune fille, quoiqu'elle soit toute voisine de sa trentième année ; comme à la manière dont sa robe tombe, sans tournure, on reconnaît la femme souple et agile, la joueuse de tennis qu'elle est restée, célèbre parmi les pommiers. Ses rivales les plus jalouses lui accordent une élégance accomplie dans l'art de porter la toilette. Ses mains souples et menues révèlent son origine créole. Elles étaient gantées de suède en ce moment, ces petites mains, et remuaient un éventail de plumes sombres d'où s'échappait un vague et doux parfum. Cette origine créole est aussi reconnaissable à toutes sortes de traits d'une grâce très personnelle. La bouche est un peu forte. Les yeux noirs, aussitôt qu'ils s'animent, s'ouvrent un peu trop. « Ils sont fendus en amande, » dit Gladys en riant, « mais c'est dans l'autre sens ! ... » L'expression de ces yeux, tour à tour étonnés et tristes, futés et romanesques, la palpitation rapide des narines, le frémissement du sourire, donnent à ce visage une mobilité de physionomie qui dénonce la femme de fantaisie et de passion. Il semble qu'il y ait de la courtisane du XVIIIe siècle dans Gladys, et pas trop de la fille férocement calculatrice de notre âge positiviste et brutal. Ce soir-là, elle portait une robe blanche attachée d'un saphir a la naissance de la gorge. Dans ses cheveux châtains à reflets blonds tremblait un noeud de rubans rouges. En me parlant, j'avais vu ses joues délicates se roser, l'éventail s'agiter entre ses doigts. J'eus un mouvement de fatuité dont je fus bientôt puni, mais qui me fit prendre place à côté d'elle avec un très vif plaisir, quand Figon donna le signal de nous mettre à table avec la cérémonie qu'il apporte aux moindres fonctions de sa carrière d'élégant. Que c'est étrange de faire une fonction de ce qui devrait être un plaisir, et de s'amuser par métier !