Texte - « Le bonheur à cinq sous » René Boylesve

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C'était une bonne grosse maison bourgeoise située à l'entrée du faubourg d'un petit chef-lieu de canton appelé Souzouches, et qu'on nommait Le Bout du Pont. On passait la rivière sur un pont de pierre d'où l'on apercevait le jardin touffu, la terrasse au-dessus de la berge et le toit d'ardoise avec le sommet d'une lucarne, deux cheminées énormes et des girouettes, l'une en forme de canot à deux rameurs et l'autre de chasseur épaulant, une petite fumée opaque à l'extrémité du canon de son fusil. A main droite, au bout du pont, passé la boulangerie qui sentait bon et le maréchal-ferrant qui répandait parmi des étincelles l'odeur de la corne brûlée, on pouvait tirer l'antique et crasseux pied de biche qui faisait tinter au loin la sonnette de la maison du Loiret.

Quand le jeune ménage arriva là, tout fut pour lui sujet d'enchantement. D'abord, au seul rez-de-chaussée eût tenu quatre fois tout l'appartement de la rue Henri-Martin ; il y avait une grande pièce dallée, à gauche du corridor qui décelait à l'odorat l'inquiétante présence de souris : « Cela sent la province ! ... » dit Sylvie, les narines frémissantes, tandis que son mari était en train de découvrir dans le salon, a droite, un mobilier de la Restauration, authentique, et des tentures de vieille perse bleue qui correspondaient exactement à ce que les plus modernes décorateurs sont en train d'inventer. Sylvie poussait un cri d'extase et, en femme accoutumée à fréquenter les antiquaires, évaluait chaque pièce, d'un coup d'oeil. Et l'on passa au jardin.

La maison était un peu enfouie sous le jasmin de Virginie et la clématite qui devaient faciliter l'entrée des insectes dans les chambres a coucher, - ah ! dame, c'était la campagne ! - et elle manquait totalement de vue : « Tant mieux ! tu seras moins distrait ! ... » On pénétra sous ces ombrages plus d'une fois « séculaires » et, en abattant les fils et toiles d'araignées tendus là comme les gazes, au théâtre, pour communiquer au spectacle un air de mystérieuse féerie, on parvint à l'allée qui, sous des tilleuls épais, longeait la berge, le chemin de halage et avait vue sur la rivière. Celle-ci, avec un calme imposant, roulait son onde profonde et noire, éclaircie tout à coup par endroits, où des myriades d'ablettes filaient en petits traits parallèles semblables au plan d'une revue navale de Cowes, et virait de bord soudain pour disparaître « dans une direction inconnue ». Il y avait là, autour d'une table de fer, de vieux fauteuils de châtaignier : « Un bureau de verdure ! » déclara Jérôme. « Je ne travaille plus ailleurs qu'ici ! » Le sol, humidifié par l'ombre et couvert, comme le mur bas, de lichens, était çà et là soulevé par les galeries des taupinières où le pied, surpris, enfonçait ; des noisetiers, chargés de fruits, tendent leurs bogues ; Sylvie les déchirait rapidement, de ses fins doigts, a la manière des singes, et brisait les coques entre ses molaires ; on l'entendait à la fois croquer la noisette et en cracher les détritus, comme une gamine qui va a l'école.

Au bout de l'allée une douzaine de marches descendaient à la porte marine : on pouvait par là se rendre à la pêche ! ...

- C'est un paradis, fut-il déclaré, d'un commun accord, avant même que l'on n'eût vu le potager.

Or ce paradis contenait par surcroît un potager ! Il n'est pas de potager ordinaire ; le plus pauvre d'entre eux est exquis. Celui-ci était le classique, l'idéal potager avec la pompe et les bassins, avec les très vieux poiriers à chaque angle, avec les cordons de pommiers nains, dans l'allée principale, les contre-allées étant bordées d'oseille, les unes, et les autres de thym et de ciboule ; le potager a l'odeur d'oignon, de chou, de rave et de persil, le potager avec ruches d'abeilles, le potager avec brugnons en espalier et beaux chasselas encore durs qui deviendront transparents puis dorés en septembre et qu'il faudra disputer aux guêpes, le potager avec lézards sur la muraille !

- Tu vas commencer ton roman tout de suite ! s'écria Sylvie.

- Pourquoi ? demanda Jérôme.

- Pour que nous puissions ne rien faire après.

Mais Jérôme commença au contraire par ne rien faire. Tout était trop bon, trop beau ; on n'a pas idée de faire travailler un homme qui a le moyen de louer une maison comme celle-ci.

- Le fait est, dit Sylvie, que si on louait à l'année ...

- Et si on envoyait au diable la rue Henri-Martin et le Bonheur à cinq sous ...

- On aurait ici le bonheur tout simplement !

- Je veux m'informer, dit Jérôme, si notre inventaire comporte des accessoires de pêche ...

Au bout d'une semaine, Jérôme Jeton n'avait pas écrit la première ligne de son roman, mais il avait rapporté de la berge mainte excellente friture. Et Sylvie avait fait connaissance avec tout le pays.

Ce n'étaient pas du tout des sauvages, que les habitants du petit pays de Souzouches. La profession d'homme de lettres, mise aussitôt en avant par Sylvie, avait bien tout d'abord inspiré quelque appréhension : « Quand la plume sert à composer de bons ouvrages, disait madame de Dracézaire, certes, c'est une belle chose que la renommée, mais, hormis ce cas, quelle vanité ! ... J'espère que votre mari, madame, n'est pas de ces écrivains ... »

- Oh ! rassurez-vous, madame, dit aussitôt Sylvie, mon mari écrit en ce moment pour Le Bonheur à cinq sous ...

Le magazine était sur toutes les tables. « Ah ! s'écrièrent dix personnes a la fois, et aurons-nous bientôt le plaisir de voir son nom au sommaire ! ... Quel est le genre de monsieur votre mari ? ... »

- Oh ! je parie qu'il écrit des romans, dit madame de Dracézaire : d'abord il a une jeune femme joliment élégante et lui-même n'a guère l'aspect d'un rat de bibliothèque ... Il ne faut pas être une devineresse pour prédire le sujet de son prochain livre !

- Mon Dieu, madame, dit Sylvie, je crois que nous y mettons bien en effet un peu d'amour ; il en faut si l'on veut être lu ; mais légitime et très décent.

Sylvie avait eu la chance de ne pas déplaire à madame de Dracézaire qui faisait la pluie et le beau temps dans l'endroit ; et, cette conquête étant accomplie, il n'y avait point de maison qui ne lui fût ouverte. On jugeait sa toilette et sa coiffure un tout petit peu excentriques, mais elle savait passer pour extrêmement « correcte » et elle était fort bonne joueuse de tennis. Son mari avait aussi l'air si sage, toute la journée la ligne à la main, sur la berge ! Est-ce qu'il « pensait » en s'adonnant a son plaisir favori ? Madame de Dracézaire, qui s'enorgueillissait beaucoup d'avoir cinq petits-fils en bas-âge, était étonnée qu'un si charmant ménage fût sans enfants :

- Eh ! grand Dieu ! Où les logerais-je ? s'écriait Sylvie.

- Ah ! Eh bien, ma belle dame, il faut rester au Bout du Pont : le petit aura de quoi gambader dans votre jardin ...

Sylvie rentrait au « Bout du Pont » un peu songeuse, tout en faisant par-dessus le parapet des signes à son mari immobile et béant à côté de son filet à poissons et de sa boîte d'asticots. Elle traversait le jardin, jusqu'à l'endroit où la table de fer et les fauteuils de châtaignier constituaient ce que Jérôme avait nommé « son bureau » et où il n'avait jamais écrit ; et, accoudée au mur bas tapissé de mousse, elle venait apporter des nouvelles de la ville, demandées celles de la pêche.

- Dis donc ! Sais-tu ce qu'elle m'a dit, madame de Dracézaire ? que « le petit » aurait de quoi gambader dans notre jardin !

- Quel petit ?

- Celui que nous aurions si on habitait là ...

Jérôme regardait au loin. Il eût aimé avoir un « petit ».

- Le fait est, dit-il, que, pour m'enfiler ces sales vers de terre, un gamin ne serait pas de trop.

Il traduisait, par pudeur, en langage vulgaire le sentiment qui lui serrait le coeur.

- Oh ! pour te seconder à la pêche, quant à ça, il faudrait quelques années.

- Elles passeraient vite ...

Non seulement, comme grand nombre d'hommes, il avait l'instinct paternel, mais comme beaucoup, il était paresseux. L'engourdissement inspiré par cette eau si doucement courante, le plaisir de la pêche, le bien-être de la calme maison de province, la tentation supérieure, qui nous vient on ne sait d'où, de faire en sorte que « cela dure » et même que d'autres après nous, dans des conditions analogues, durent encore, cet instinct si puissant et si sûr, que l'adaptation saugrenue de la vie humaine à la trépidation mécanique a détruit, tout cela contribue à l'attacher à ce coin de terre où il lui serait si simple et si aisé de passer la vie.