Texte - « Le dangereux jeune homme » René Boylesve

fermez et commencez à taper
Elle répandait elle-même un parfum qui me parut nouveau. Et, contemplant la grande pelouse où un ruisseau serpentait, les ormes magnifiques qui encerclaient, une statue rustique et délabrée parmi des roses, j'eus, pendant que la cloche annonçait si joyeusement le dîner, un moment de bien-être dont la qualité, après tout, un peu commune, était relevée de je ne sais quelle âpre saveur.

« En prenant place à table, la jeune madame des Gaudrées, ou Hélène, qui n'avait pas prononcé une parole, qui paraissait encore timide, regarda son mari. Oh ! Je voudrais vous faire entendre, messieurs, tout ce qui peut être contenu dans ce « regarda son mari ». Elle regarda son crétin de mari d'une façon qu'aucune amoureuse, à ma connaissance, n'employait jamais pour faire à son amant le plus passionné des aveux. Avez-vous été aimés, messieurs ? Cela arrive. Moi-même, je crois bien l'avoir été une fois en ma carrière. Ni vous ni moi n'avons été regardés comme cela ! Ne protestez pas ; il n'est pas possible que nous ayons été regardés comme cela! ...

- Hé là! et pourquoi, s'il vous plaît ?

- Cela se saurait ! Quelque témoin se fût rencontré qui m'eût rapporté cet exceptionnel épisode de votre histoire et de l'Histoire. Quelqu'un vous l'eût dit de moi, si pareille aubaine m'était advenue.

- Et sous cette œillade, que faisait le mari ?

- Il mangeait son potage, le regard absorbé par l'image d'un coq aux couleurs vives ornant le fond de son assiette de faïence. Sa femme le regardait, non pour correspondre avec lui, mais pour son plaisir personnel : elle l'admirait, elle l'adorait ...

- C'était peut-être, dit Bernereau, pour laisser croire à son entourage, pour vous faire croire à vous, qu'elle l'adorait. Le manège est classique. Il s'agissait, ce soir-là, d'éviter qu'un nouveau venu pût soupçonner une intrigue avec le d'Espluchard.

- Ouais ! Sachez que madame des Gaudrées était sans hypocrisie avec son cousin d'Espluchard. Ce fut même sa liberté d'allures avec d'Espluchard qui nous tira de l'embarras que crée dans un petit groupe la présence d'amoureux transis. Elle avait avec ce beau garçon une intimité qui datait de leur enfance commune ; entre elle et lui rien de contraint, rien de guindé. Grâce à lui - qui, ma foi, était un homme agréable - la glace fut assez vite rompue et la jeune maîtresse de maison montra un enjouement qui s'accordait avec sa plantureuse jeunesse.

- Ouais ! dirais-je à mon tour, fit M. Bernereau.

- C'est entendu, Bernereau ; vous suivez votre idée. Moi, je suis la belle des Gaudrées, et je vous avertis loyalement, dussé-je enlever du piquant à mon récit, qu'elle ne me mène pas du tout où vous prétendez aller.

- Je vous arrête, excusez-moi, dit l'entêté Bernereau. Vous vous êtes abstenu de nous donner aucun détail physique sur votre héroïne. Je vous avoue qu'il m'est impossible de m'intéresser à une femme sans savoir si elle est brune ou bien blonde.

- Elle était brune. Vous voilà bien avancé !

- Ah! fit Bernereau.

- Vous croyiez, Bernereau, avoir identifié mon Hélène des Gaudrées. Dites-moi : avez-vous connu une femme aimant, mais aimant par goût fondamental et exclusif, la pêche à la ligne ?

- Pas personnellement, non.

- Eh bien! j'ai l'honneur de vous informer que le goût fondamental, exclusif, de madame des Gaudrées, à part celui qu'elle avait pour son triste mari, était la pêche à la ligne.

- Oh !

- Vous êtes dépisté.

Je continue. Ce goût me fut révélé au cours du premier repas. Il fallait bien que la conversation tombât sur les passe-temps ordinaires que l'on pouvait s'offrir au manoir. Là, le vicomte d'Espluchard dit familièrement : « Les patrons pêchent à la ligne, les invités font ce qu'ils peuvent. » « Et madame des Gaudrées la vieille mère et la vieille fille mademoiselle des Gaudrées, jetèrent un coup d'oeil attendri sur le couple qui, tout le long des jours, prenait en commun un plaisir innocent. J'avais cru tout d'abord qu'il s'agissait d'une plaisanterie ; mais je me souviens que antérieurement à son mariage, cet animal de des Gaudrées m'avait un jour confié, au milieu d'une conversation sur les préoccupations politiques et sociales, que, « quant à lui, il se fichait de tout, pourvu qu'il pût s'asseoir sur la berge d'une rivière poissonneuse ». Le bandit avait eu la veine non seulement d'épouser une femme jolie et amoureuse, mais une femme possédée du même étrange fanatisme que lui! « Vous ne direz pas que c'était comédie, attitude destinée à nous donner le change : pendant la quinzaine que je passai au manoir, notre admirable Hélène pêche à la ligne à côté de son mari, et seule à côté de son mari ; elle pêche à la ligne le matin et l'après-midi sans relâche. Le couple était à la pêche quand nous descendions prendre notre premier déjeuner, le matin. Il nous quittait après le repas de midi pour aller à la pêche. Il ne se laissait revoir de nous qu'à la tombée du jour. Rappelez-vous que la jeune madame des Gaudrées m'était apparue dans son petit parterre, une longue canne à la main : c'était un bambou divisé en trois fragments s'appelant l'un l'autre : une magnifique canne à pêche.

- Et que faisait, s'il vous plaît, le vicomte d'Espluchard ?

- Le vicomte d'Espluchard fut tout bonnement mon grand secours. Le vicomte d'Espluchard, ainsi que je vous l'ai dit, possédait une automobile et son bonheur consistait à faire des randonnées par toute la région. Il m'offre une place à côté de lui, dès le premier jour. Parfois il emmenait galamment la vieille mère et sa fille. Ces dames le bénissaient.

- Ah! dit Bernereau, et le soir, dites-moi un peu, que faisiez-vous au manoir ?

- Le vicomte était aussi bon musicien qu'homme de sport. La vieille fille, chose curieuse, jouait du violon de façon remarquable. Tous deux nous exécutons des sonates.

- Les amoureux, durant ce concert, ne vous gênent-ils plus ?

- Ils ne nous gênaient pas, en effet. Des Gaudrées se prétendait sourd à tout instrument ; il sortait ; il allait, disait-il, se dégourdir les jambes dans le parc. Vous pensez : il était assis depuis le petit matin « sur la berge de la rivière poissonneuse ! »

- Et sa femme ?

- Sa femme l'accompagnait.

- Ah!

- Madame des Gaudrées, mère, disait :

- Nous avons connu Hélène jeune fille ; elle adorait la musique ...

- Et aimait-elle la pêche à la ligne ? demandai-je.

- Elle n'y avait jamais songé, me répondit en souriant la vieille dame.

- Ah! ah! fit Bernereau.

- Qu'avez-vous à faire : « Ah! » et « Ah ah! », Bernereau ?

- Moi ? je marque, simplement.

- Mais, observa M. de Soucelles, quand donc apercevrez-vous la belle madame des Gaudrées de qui vous vous êtes dit si entiché ?

- Hélas ! Nous ne la voyions guère qu'aux repas, un peu avant, parfois, et aussi un peu après, et puis le dimanche à la messe. Son mari était fort pieux.

- Et elle ?

- Elle l'était devenue.

- Ah! ah! ah!

- Bernereau!

- Je marque, mon bon ami, je marque.

- En quoi vous importe ce détail ?

Ce n'est pas la première fois qu'une femme embrasse en même temps que l'homme qu'elle aime tout ce que celui-ci peut aimer !

- Ce n'est pas la première fois ; mais, dans le cas présent, cela m'intéresse.

- À votre aise, Bernereau !

J'en reviens à la question posée par M. de Soucelles et qui correspond à ce qui, moi, m'intéressait le plus dans l'affaire : effectivement, nous voyons trop peu Hélène des Gaudrées. Mais, soit aux repas, soit ailleurs, quand elle ne regardait pas son mari, la voir, seulement la voir, était, je l'avoue, un délice. Le son de sa voix aussi m'enchantait ; ses formes me remplissaient d'admiration ; et il n'y avait pas jusqu'à son regard, même avili par l'usage qu'elle en faisait, qui ne me causât un sombre ravissement ...

- Le cousin sportif, lui, à tout cela, était indifférent ?

- Vous devinez qu'au cours de nos nombreuses sorties en voiture et de nos déjeuners dans les auberges, je n'allai point sans faire part à mon compagnon des attraits exercés sur moi par sa cousine. Il me dit :

- Vous êtes comme les freluquets qui bourdonnaient autour d'elle avant son mariage.