Son messager était un petit garçon d'une quinzaine d'années, à l'oeil vif et intelligent. Il paraissait très discret. Aux questions qu'on lui posait sur la provenance des fleurs, il répondait invariablement par un muet sourire.
Un jour que Duchouquet passait en voiture près du marché de la haute-ville, il aperçut le petit messager qui trottinait sur le trottoir.
- Où vas-tu donc de ce pas ? lui cria-t-il.
- À la basse-ville et à Charlesbourg, monsieur.
- Alors, monte ici, nous ferons route ensemble, car je me rends précisément au Bourg-Royal.
Le petit gars, sans se faire prier, grimpa dans la voiture, heureux de s'exempter une marche de sept milles.
- Aimes-tu les chevaux ? lui demande Duchouquet.
- Oh ! oui, monsieur, je les aime beaucoup, beaucoup !
- Eh bien ! prends les guides et conduis à ma place.
Puis, d'un air indifférent, il ajouta :
- Je te connais de vue depuis longtemps, mais j'ignore ton nom.
- Je m'appelle Louis Renaud, monsieur.
- Et tu demeures ?
- Au pied du Coteau Sainte-Geneviève.
Duchouquet, craignant de paraître trop curieux, ne voulut pas lui en demander davantage. Il lui offrit des bonbons qui furent agréés avec joie.
Le gamin descendit chez un nommé Bédard, près de l'église de Charlesbourg, et Duchouquet fit mine de continuer sa course dans la direction de Bourg-Royal.
- Je viendrai te prendre dans une heure, dit-il à Louis Renaud.
- Merci, monsieur ; je vous attendrai.
Le lecteur a sans doute deviné que Duchouquet n'avait nullement l'intention de se rendre au Bourg-Royal. C'était un prétexte qu'il s'était donné pour accompagner l'enfant, dans l'espoir d'en obtenir des renseignements utiles.
Au bout d'une dizaine d'arpents, il attache son cheval à un arbre, alluma sa pipe et s'assit sur le gazon.
Une heure plus tard, Duchouquet reprenait l'enfant qui portait un vase rempli de framboises.
- Tiens ! tiens ! est-ce toi qui as cueilli ces jolis fruits ?
- Oui, monsieur.
- C'est pour ton maître ou ta maîtresse sans doute ?
- Non, monsieur, c'est pour moi-même.
- Veux-tu me les vendre ?
- Oh ! je n'oserais pas vous les vendre, mais vous me feriez un gros plaisir si vous vouliez bien les accepter.
- Volontiers, fit Duchouquet ; et il glissa dans la poche de l'enfant une pièce de cinquante sols. Mais en retirant sa main, il sortit de la poche (accidentellement en apparence) deux grandes enveloppes, soigneusement scellées, qui tombèrent dans la voiture.
Il est bon de dire que, du coin de l'oeil, il avait déjà remarqué ces enveloppes.
- Ah ! ah ! fit-il en riant, te voilà devenu facteur de Sa Majesté !
- Ce sont deux lettres pour la France qu'on m'a chargé de remettre au capitaine du brigantin qui fera voile demain matin.
- Je puis d'éviter cette course, car je dois porter des colis, ce soir, à bord du vaisseau, et je pourrai donner ces lettres au capitaine Blondin qui est mon meilleur ami.
- Vous êtes vraiment trop bon ; je vous remercie d'avance pour ce nouveau service.
Duchouquet plaça les deux plis dans son gousset, et, ayant derechef confié les guides à l'enfant il se croisa les bras et se prit à rêver à la veuve De Boismorel ou plutôt à la déception qu'il réservait à cette intrigante.
Pas n'est besoin d'ajouter que le rusé renard, dès son retour au Château Saint-Louis, remit les lettres au gouverneur.
Frontenac, après s'être fait raconter les détails de l'aventure, dit à son serviteur :
- Je vous félicite. Vous avez déployé beaucoup de tact et d'adresse dans cette affaire.
Resté seul, le gouverneur examina ces lettres dont l'une était adressée à la comtesse de Frontenac, et l'autre au lieutenant de marine Paul Aubry, 36, rue Cluny, Paris.
La tentation lui vint d'ouvrir la lettre destinée au lieutenant Aubry ; il en avait d'ailleurs le droit en sa qualité d'administrateur de la Nouvelle-France. Mais il eut un scrupule. Il appela auprès de lui René-Louis Chartier de Lotbinière, conseiller du roi et lieutenant-général civil et criminel, à qui il fit part de ses soupçons contre la veuve De Boismorel.
Chartier de Lotbinière, sans hésiter, rompit le cachet de la lettre qu'il lut à haute voix. En voici la teneur :
« Mon cher frère,
« Ta dernière lettre, que j'attendais avec une vive anxiété, et que j'ai reçue hier, a rempli mon âme de joie. Merci, mon chéri !
« Les nouveaux renseignements que tu me donnes sur Louis XIV ne m'ont causé aucune surprise, car rien ne peut me surprendre de la part de ce triste sire que nous avons le malheur d'avoir pour souverain.
« Espérons qu'une nouvelle Lucrèce Borgia en débarrassera bientôt notre belle France ...
« Un mot maintenant de mes projets. Je regrette de te dire que les choses ne vont pas au gré de mes désirs.
« Il est vrai que depuis plus de deux mois notre gouverneur a été très occupé et que les réceptions à son palais ont été rares. Cependant, le lendemain du siège de notre ville par les Anglais, j'ai eu l'avantage de rencontrer le comte au Château Saint-Louis. Il a été pour moi d'une courtoisie parfaite, pour ne pas dire plus. À deux reprises, comme à la dérobée, il attache sur moi un regard que je ne puis définir, mais dans lequel mon coeur - qui s'y connaît - a deviné un nouveau sentiment fait de tendresse et d'admiration. C'est sans doute le coup de foudre qu'il ressentait. Mais attendons les développements, mon chéri !
« Quoi qu'il en soit, je suis persuadée que les lettres que tu as écrites sur les frasques réelles ou fausses de la « Divine » ont produit beaucoup d'effet sur l'esprit altier du comte.
« Je veux lui faire détester cette femme autant que je la déteste moi-même !
« Par le même courrier qui t'apportera la présente, j'envoie une nouvelle épître à la comtesse de Frontenac. Je lui représente le comte comme un être dégradé et je luis dis des choses qui devront la dégoûter pour toujours de son mari.
« Toutes ces choses, bien entendu, sont de mon invention. Car le gouverneur est aujourd'hui un homme rangé. Comme le diable, en veillant il se fait moine ... Il va à la messe presque tous les matins chez les Pères Récollets, et il s'est réconcilié avec Monseigneur de Saint-Vallier. Ils paraissent les meilleurs amis du monde.
« Le gouverneur n'est plus jeune, mais il est encore frais et vigoureux comme un homme de quarante ans. D'ailleurs, peu importe son âge ! Si j'ai la chance de le décider à demander le divorce et à l'épouser, son titre et son palais suffiront à mon bonheur ... et au tien, mon chéri !
« Je sais que le gouverneur doit donner prochainement une grande fête pour célébrer sa victoire sur l'amiral Phips. Mon nom sera certainement un des premiers sur la liste des invités.
« On vante ici ma beauté, ma grâce, etc. Mon miroir me dit que ces louanges sont méritées. Eh bien ! ce jour-là, je serai plus belle et plus gracieuse que jamais. Je veux être la reine de la fête et la « Divine » de la Nouvelle-France ! Je ferai ensuite, et rondement, l'assaut du noble coeur du comte de Frontenac ! ... »
Un jour que Duchouquet passait en voiture près du marché de la haute-ville, il aperçut le petit messager qui trottinait sur le trottoir.
- Où vas-tu donc de ce pas ? lui cria-t-il.
- À la basse-ville et à Charlesbourg, monsieur.
- Alors, monte ici, nous ferons route ensemble, car je me rends précisément au Bourg-Royal.
Le petit gars, sans se faire prier, grimpa dans la voiture, heureux de s'exempter une marche de sept milles.
- Aimes-tu les chevaux ? lui demande Duchouquet.
- Oh ! oui, monsieur, je les aime beaucoup, beaucoup !
- Eh bien ! prends les guides et conduis à ma place.
Puis, d'un air indifférent, il ajouta :
- Je te connais de vue depuis longtemps, mais j'ignore ton nom.
- Je m'appelle Louis Renaud, monsieur.
- Et tu demeures ?
- Au pied du Coteau Sainte-Geneviève.
Duchouquet, craignant de paraître trop curieux, ne voulut pas lui en demander davantage. Il lui offrit des bonbons qui furent agréés avec joie.
Le gamin descendit chez un nommé Bédard, près de l'église de Charlesbourg, et Duchouquet fit mine de continuer sa course dans la direction de Bourg-Royal.
- Je viendrai te prendre dans une heure, dit-il à Louis Renaud.
- Merci, monsieur ; je vous attendrai.
Le lecteur a sans doute deviné que Duchouquet n'avait nullement l'intention de se rendre au Bourg-Royal. C'était un prétexte qu'il s'était donné pour accompagner l'enfant, dans l'espoir d'en obtenir des renseignements utiles.
Au bout d'une dizaine d'arpents, il attache son cheval à un arbre, alluma sa pipe et s'assit sur le gazon.
Une heure plus tard, Duchouquet reprenait l'enfant qui portait un vase rempli de framboises.
- Tiens ! tiens ! est-ce toi qui as cueilli ces jolis fruits ?
- Oui, monsieur.
- C'est pour ton maître ou ta maîtresse sans doute ?
- Non, monsieur, c'est pour moi-même.
- Veux-tu me les vendre ?
- Oh ! je n'oserais pas vous les vendre, mais vous me feriez un gros plaisir si vous vouliez bien les accepter.
- Volontiers, fit Duchouquet ; et il glissa dans la poche de l'enfant une pièce de cinquante sols. Mais en retirant sa main, il sortit de la poche (accidentellement en apparence) deux grandes enveloppes, soigneusement scellées, qui tombèrent dans la voiture.
Il est bon de dire que, du coin de l'oeil, il avait déjà remarqué ces enveloppes.
- Ah ! ah ! fit-il en riant, te voilà devenu facteur de Sa Majesté !
- Ce sont deux lettres pour la France qu'on m'a chargé de remettre au capitaine du brigantin qui fera voile demain matin.
- Je puis d'éviter cette course, car je dois porter des colis, ce soir, à bord du vaisseau, et je pourrai donner ces lettres au capitaine Blondin qui est mon meilleur ami.
- Vous êtes vraiment trop bon ; je vous remercie d'avance pour ce nouveau service.
Duchouquet plaça les deux plis dans son gousset, et, ayant derechef confié les guides à l'enfant il se croisa les bras et se prit à rêver à la veuve De Boismorel ou plutôt à la déception qu'il réservait à cette intrigante.
Pas n'est besoin d'ajouter que le rusé renard, dès son retour au Château Saint-Louis, remit les lettres au gouverneur.
Frontenac, après s'être fait raconter les détails de l'aventure, dit à son serviteur :
- Je vous félicite. Vous avez déployé beaucoup de tact et d'adresse dans cette affaire.
Resté seul, le gouverneur examina ces lettres dont l'une était adressée à la comtesse de Frontenac, et l'autre au lieutenant de marine Paul Aubry, 36, rue Cluny, Paris.
La tentation lui vint d'ouvrir la lettre destinée au lieutenant Aubry ; il en avait d'ailleurs le droit en sa qualité d'administrateur de la Nouvelle-France. Mais il eut un scrupule. Il appela auprès de lui René-Louis Chartier de Lotbinière, conseiller du roi et lieutenant-général civil et criminel, à qui il fit part de ses soupçons contre la veuve De Boismorel.
Chartier de Lotbinière, sans hésiter, rompit le cachet de la lettre qu'il lut à haute voix. En voici la teneur :
« Mon cher frère,
« Ta dernière lettre, que j'attendais avec une vive anxiété, et que j'ai reçue hier, a rempli mon âme de joie. Merci, mon chéri !
« Les nouveaux renseignements que tu me donnes sur Louis XIV ne m'ont causé aucune surprise, car rien ne peut me surprendre de la part de ce triste sire que nous avons le malheur d'avoir pour souverain.
« Espérons qu'une nouvelle Lucrèce Borgia en débarrassera bientôt notre belle France ...
« Un mot maintenant de mes projets. Je regrette de te dire que les choses ne vont pas au gré de mes désirs.
« Il est vrai que depuis plus de deux mois notre gouverneur a été très occupé et que les réceptions à son palais ont été rares. Cependant, le lendemain du siège de notre ville par les Anglais, j'ai eu l'avantage de rencontrer le comte au Château Saint-Louis. Il a été pour moi d'une courtoisie parfaite, pour ne pas dire plus. À deux reprises, comme à la dérobée, il attache sur moi un regard que je ne puis définir, mais dans lequel mon coeur - qui s'y connaît - a deviné un nouveau sentiment fait de tendresse et d'admiration. C'est sans doute le coup de foudre qu'il ressentait. Mais attendons les développements, mon chéri !
« Quoi qu'il en soit, je suis persuadée que les lettres que tu as écrites sur les frasques réelles ou fausses de la « Divine » ont produit beaucoup d'effet sur l'esprit altier du comte.
« Je veux lui faire détester cette femme autant que je la déteste moi-même !
« Par le même courrier qui t'apportera la présente, j'envoie une nouvelle épître à la comtesse de Frontenac. Je lui représente le comte comme un être dégradé et je luis dis des choses qui devront la dégoûter pour toujours de son mari.
« Toutes ces choses, bien entendu, sont de mon invention. Car le gouverneur est aujourd'hui un homme rangé. Comme le diable, en veillant il se fait moine ... Il va à la messe presque tous les matins chez les Pères Récollets, et il s'est réconcilié avec Monseigneur de Saint-Vallier. Ils paraissent les meilleurs amis du monde.
« Le gouverneur n'est plus jeune, mais il est encore frais et vigoureux comme un homme de quarante ans. D'ailleurs, peu importe son âge ! Si j'ai la chance de le décider à demander le divorce et à l'épouser, son titre et son palais suffiront à mon bonheur ... et au tien, mon chéri !
« Je sais que le gouverneur doit donner prochainement une grande fête pour célébrer sa victoire sur l'amiral Phips. Mon nom sera certainement un des premiers sur la liste des invités.
« On vante ici ma beauté, ma grâce, etc. Mon miroir me dit que ces louanges sont méritées. Eh bien ! ce jour-là, je serai plus belle et plus gracieuse que jamais. Je veux être la reine de la fête et la « Divine » de la Nouvelle-France ! Je ferai ensuite, et rondement, l'assaut du noble coeur du comte de Frontenac ! ... »