Texte - « Contes de la Montagne » Erckmann-Chatrian

fermez et commencez à taper
Bientôt, Gédéon m'ouvrit une pièce somptueuse, tendue de velours violet pavillonné d'or. Une lampe de bronze, posée sur le coin de la cheminée et recouverte d'un globe de cristal dépoli, l'éclairait vaguement. D'épaisses fourrures amortissaient le bruit de nos pas: on eût dit l'asile du silence et de la méditation.

En entrant, Sperver souleva un flot de sourdes draperies qui voilaient une fenêtre en ogive. Je le vis plonger son regard dans l'abîme et je compris sa pensée: il regardait si la sorcière était toujours là-bas, accroupie dans la neige, au milieu de la plaine; mais il ne vit rien, car la nuit était profonde.

Moi, j'avais fait quelques pas, et je distinguais, au pâle rayonnement de la lampe, une blanche et frêle créature, assise dans un fauteuil de forme gothique, non loin du malade: c'était Odile de Nideck. Sa longue robe de soie noire, son attitude rêveuse et résignée, la distinction idéale de ses traits, rappelaient ces créations mystiques du moyen âge, que l'art moderne abandonne sans réussir à les faire oublier.

Que se passa-t-il dans mon âme à la vue de cette blanche statue? Je l'ignore. Il y eut quelque chose de religieux dans mon émotion. Une musique intérieure me rappela les vieilles ballades de ma première enfance, ces chants pieux que les bonnes nourrices du Schwartz-Wald fredonnent pour endormir nos premières tristesses.

A mon approche, Odile s'était levée.

«Soyez le bienvenu, Monsieur le docteur, me dit-elle avec une simplicité touchante; puis m'indiquant du geste l'alcôve où reposait le comte: Mon père est la.»

Je m'inclinai profondément, et sans répondre, tant j'étais ému, je m'approchai de la couche du malade.

Sperver, debout à la tête du lit, élevait d'une main la lampe, tenant de l'autre son large bonnet de fourrure. Odile était à ma gauche. La lumière, tamisée par le verre dépoli, tombait doucement sur la figure du comte.

Dès le premier instant, je fus saisi de l'étrange physionomie du seigneur du Nideck, et, malgré toute l'admiration respectueuse que venait de m'inspirer sa fille, je ne pus m'empêcher de me dire: «C'est un vieux loup!»

En effet, cette tête grise à cheveux ras, renflée derrière les oreilles d'une façon prodigieuse, et singulièrement allongée par la face; l'étroitesse du front au sommet, sa largeur à la base; la disposition des paupières, terminées en pointe à la racine du nez, bordées de noir et couvrant imparfaitement le globe de l'oeil, terne et froid; la barbe courte et drue s'épanouissant autour des mâchoires osseuses: tout dans cet homme me fit frémir, et des idées bizarres sur les affinités animales me traversèrent l'esprit.

Je dominai mon émotion et je pris le bras du malade.... Il était sec, nerveux; la main petite et ferme.

Au point de vue médical, je constatai un pouls dur, fréquent, fébrile, une exaspération touchant au tétanos.

Que faire?

Je réfléchissais; d'un côté, la jeune comtesse anxieuse; de l'autre, Sperver, cherchant à lire dans mes yeux ce que je pensais, attentif, épiant mes moindres gestes ... m'imposaient une contrainte pénible. Cependant je reconnus qu'il n'y avait rien de sérieux à entreprendre.

Je laissai le bras, j'écoutai la respiration. De temps en temps une espèce de sanglot soulevait la poitrine du malade, puis le mouvement reprenait son cours ... s'accélérait ... et devenait haletant.... Le cauchemar oppressait évidemment cet homme.... Épilepsie ou tétanos, qu'importe?... Mais la cause ... la cause ... voilà ce qu'il m'aurait fallu connaître et ce qui m'échappait.

Je me retournai tout pensif.