Texte - « Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire » Jules Claretie

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C'est toute une théorie. Sans avoir eu beaucoup de maîtresses, dit Fargeau, j'ai appris, je crois, à connaître la femme. J'ai bâti pour l'espèce un tableau de classificateur. Je divise les femmes en femmes de basse-cour, comprenez-vous ? et en femmes de proie. Il y a bien encore les oiseaux à plumage doré et charmant ; inutiles ceux-là ! Je n'en dirai rien. Les femmes de basse-cour, saintes femmes très-inconnues dont on ne parle point, les mères, les sœurs, les poules qui couvent les œufs, élèvent leurs petits, et se contentent d'être dévouées, compatissantes, utiles, et qui traduisent le mot séduction par dévouement. Puis, les femmes de proie, celles-ci fort répandues et que mon amour de l'histoire naturelle m'a fait particulièrement étudier. Il en est des femmes de proie comme des oiseaux rapaces et les livres de fauconnerie vous en apprendront tout autant sur les mœurs de ces créatures que les travaux des moralistes. D'ailleurs, sans être matérialiste, il faut avouer que l'anatomie peut expliquer bien des choses. En fait d'oiseaux de proie, il y a les rapaces superbes et les oiseaux de la haute et de la basse volerie. Cherchez bien, cette division, vous la trouverez non-seulement dans l'ornithologie, mais ailleurs. Chez les oiseaux, à côté des gerfauts, des sacres et des faucons, oiseaux rameurs aux doigts déliés, aux serres élégantes dans leur longueur féroce, il y a les voiliers, griffes ramassées, doigts gros et courts, les voiliers saillants, comme on dit. Les premiers font partie de la haute, les seconds de la basse volerie. Il y a encore les voiliers communs, dits ignobles, et que les fauconniers n'emploient pas, les vautours, les milans, les orfraies, les balbuzards ... toute une race sanguinaire qui s'affirme à coups de becs et de griffes. Eh bien ! Regardez la ménagerie parisienne et dans la serre des femmes, ne trouvez-vous pas tout d'abord cette haute volerie qui porte un plumage soyeux, des ongles rosés et des mains fines ? Race d'oiseaux de proie qui dissimule sa férocité sous son élégance et se promène au bois, richement parée comme le faucon couronné d'une aigrette sur le poing du fauconnier. Puis, à côté, la famille nombreuse des éperviers, famille intermédiaire, aussi avide, moins civilisée, ne dissimulant rien de ses appétits, dévorant au grand jour la proie convoitée, le butin volé, moins dangereuse quoique plus gourmande, puisqu'elle est moins hypocrite et qu'elle garde dans ses mains liantes, les lambeaux de chair qu'elle a déchirés. Enfin, tout au bas de l'échelle, la tourbe au vol circulaire des buses et des harpies, toute fangeuse de boue, toute souillée de carnage, troupeau terrible qui rongeait encore plus que le foie de Prométhée, qui lui déchirait le cœur, engloutissait son cerveau et fouillent du bec jusqu'à son âme. Notez que je ne parle que des oiseaux diurnes ; les chauves-souris et les hiboux, je ne m'en inquiète guère. C'est l'affaire de la police et du garde-champêtre, homme charitable qui les tient de l'œil et du bâton. Je me contente de ce qui se voit, de ce qui nous menace. Les oiseaux nocturnes ne sont pas les plus dangereux et je les plains de n'être pas faits pour la lumière. Mais ces oiseaux de proie qui dépèce raient tout un troupeau si on les laissait faire, que n'ai-je des ciseaux pour rogner comme il faut leurs griffes ! Tiens ! ajouta Fargeau, j'allais oublier l'aigle, l'oiseau royal des naturalistes, le plus redoutable, le plus majestueux et aussi le plus féroce des oiseaux de proie, au demeurant assez lâche et vivant de charognes souvent, lorsque la proie vivante est dangereuse à conquérir. Eh bien ! Ne trouvez-vous pas que nos femmes de proie ont aussi leurs aigles ? De grande taille, l'envergure surprenante, le regard embrassant des lieues entières de terrain, examinant la proie de là-haut, tombant tout à coup et comme la foudre sur le mouton bêlant, puis, les ailes en éventail, toute grandes, regagnant son aire. Voilà dona Aquilina. J'imagine que les courtisanes de grande race appartiennent à cette famille. Pour moi, qui n'ai regardé mademoiselle Cachemire qu'avec les yeux du physionomiste, je puis vous affirmer qu'elle a - en petit modèle, réduction Collas, - de l'aigle le regard implacable, perçant, la serre puissante et l'appétit farouche. Avis au berger. Ici il fera bien de prendre sa fronde s'il veut conserver ses moutons. Et pourtant qui sait ? Vous trouverez peut-être des philosophes qui proclameront la nécessité de ces vampires ! Le doux Joseph de Maistre plaidera leur cause comme il a plaidé celle du bourreau, lui qui veut que tous les êtres soient in mutua funera ... Souvenez-vous de ces fameuses Soirées de Saint-Pétersbourg : « Il y a des insectes de proie, des oiseaux de proie, des poissons de proie et des quadrupèdes de proie ! » Il n'oublie que les bipèdes, - les femmes de proie, - le Savoisien !