Texte - « Un amour vrai » Laure Conan

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Cette belle des belles a des contrastes, des surprises, des caprices étranges et charmants. Nulle part je n'ai vu une pareille variété d'aspects et de beautés. Le grandiose, le joli, le pittoresque, le doux, la magnificence sauvage, la grâce riante se heurtent, se mêlent délicieusement, harmonieusement, dans ces paysages incomparables.

Ô mon beau Saint-Laurent ! ô mes belles Laurentides ! ô mon cher Canada ! Excusez ce lyrisme : c'est demain notre fête nationale.

La Malbaie n'a qu'un défaut, l'affluence des étrangers. Si j'étais reine, je me contenterais de cette campagne enchantée pour mon royaume, mais j'en défendrais l'entrée d'abord à toutes celles qui lisent des romans, ensuite à tous ceux qui se croient qualifiés pour gouverner et réformer leur pays. Qu'en dites-vous ? Mais en attendant, c'est un bruit, un mouvement, un va-et-vient continuel.

Les étrangers n'ont ici que l'obligation de ne rien faire. Aussi, comme on s'y promène. Tous les jours, pique-niques, parties de plaisir de toutes sortes et bals le soir. Pour moi, je donnerais tous les pique-niques passés, présents et futurs, tous les bals impromptus et préparés, pour un bain de mer.

Je vais tous les matins à la messe, ordinairement par la grève, ce qui est fort agréable. L'église est bâtie sur le fleuve, a l'embouchure de la rivière Malbaie. C'est un fort beau site. En face, la baie, - cette charmante baie que l'on compare à celle de Naples, - a droite des champs magnifiques, une hauteur richement boisée, où chantent les oiseaux et les brises d'été ; a gauche, la rivière, puis le Cap-a-l'Aigle, sauvage et gracieux, et en arrière les montagnes vertes et bleues qui ferment l'horizon. L'église est bien entretenu.

« Le siècle avait deux ans » lorsqu'on a commencé à la construire. C'est jeune encore pour une église. Pourtant les hirondelles affectionnent, car les nids s'y touchent, et, en levant les yeux, on aperçoit toujours quelque jolie petite tête qui s'avance curieusement au dehors.

Je suppose qu'il faut bien vous parler un peu de M. Douglas. Il est assez probable que je m'occupe de lui plus qu'il ne faudrait ; mais, outre que je n'en dis rien, je ne fais en cela que comme tout le monde. Je n'ai dit qu'à Mme L ... que M. Douglas est le héros de l'incendie de l'hôtel. Elle m'a conseillé de garder sagement le silence là-dessus. Elle prétend qu'il est assez dangereux sans l'auréole de l'héroïsme.

Vous, mère chérie, vous prétendez que c'est un grand dommage que ce noble jeune homme ne soit pas très laid, ou un peu difforme. Avec votre permission, madame, c'est justement cela qui serait dommage. Chère mère, c'est prudent peut-être, ce que vous dites, mais à coup sûr, ce n'est pas féminin. D'ailleurs, si M. Douglas est de la famille des braves, il n'est pas de celle des galants, et n'accorde d'attention que juste ce qu'il faut pour n'être pas impoli. Il décline toutes les invitations et a l'air de s'être dit comme un poète :

a moi la grève solitaire, La chasse au beau soleil levant, a moi les bois pleins de mystère, La pêche au bord du lac dormant.

Mme H ... a déclaré que nous devrions toutes conclure contre lui un traité d'alliance offensive.

Le Dr G ... est à la Malbaie et se livre à l'observation. Il trouve que les rubans écossais sont bien en faveur depuis l'arrivée de M. Douglas, et se plaint amèrement d'être condamné à entendre tant d'airs écossais, depuis la même date. Ce que c'est, dit-il, d'avoir la tournure chevaleresque ! Moi, j'ai passé plusieurs années en Écosse, et personne n'a songé à apprendre Vive la canadienne, ou a la claire fontaine. M. Douglas est riche, et le Dr se plaît à en informer les dames qui ont des filles à marier. Cela les rend pensives, dit-il.

Ce soir, le docteur, Elmire et moi, nous sommes allés visiter les sauvages. C'est curieux a voir. La soirée était fraîche. Un beau feu de branches sèches flambait devant les cabanes. J'aperçus M. Douglas qui se chauffait et causait avec les sauvages. En le voyant dans cette clarté rougeâtre, je me rappelai l'incendie, et, pour dire vrai, le coeur me battit un peu fort ; puissance du souvenir, involontaire hommage au courage et à la générosité !

Comme nous allions partir, le Dr fut appelé en toute hâte pour un malade et nous revenions seules, quand M. Douglas nous joignit et réclame l'honneur de nous reconduire, ce que nous dinâmes accorder. Je fus un peu surprise, je l'avoue, car il ajouta, avec une naïveté bien singulière chez un homme du monde : J'ai cru que j'avais eu tort de vous laisser partir seules, et, réflexion faite, je me suis hâté de vous rejoindre. - Nous comprenons, monsieur, dit Elmire piquée : vous avez cru que c'était un devoir. - Non, Mademoiselle, j'ai seulement pensé que c'était une attention à laquelle vous aviez droit, et il continua un peu fièrement : Vous défendre, si vous courir quelque danger, ce serait un devoir.

J'incline a croire que ce devoir serait bien rempli, et si jamais je vais me promener chez les cannibales, je prierai M. Francis Douglas de me donner le bras. Il a veillé au salon, contre son habitude. Il n'est certainement pas aussi beau qu'on le dit, mais il a une distinction rare et une grâce incomparable.

La grâce plus belle que la beauté.

Comme vous voyez, c'est bien suffisant. Il est plutôt grave qu'en joué, mais on cause bien avec lui. Vous aimerez sa simplicité charmante. Nous avons conversé en français, et là-dessus on nous a gracieusement fait entendre - à Elmire et a moi - qu'il faut que notre prononciation anglaise le fatigue beaucoup, puisqu'il nous parle français. N'est-ce pas beau de songer si vite aux ennuis de son prochain ?

Quoi qu'il en soit des susceptibilités de M. Douglas, une chose sûre, c'est qu'il parle français parfaitement, et une autre chose joliment certaine aussi, c'est que j'aimerais mieux ne le fatiguer en rien. Je lui ai demandé comment il trouvait nos sauvages. Bien déchus, mademoiselle. Ils ne sont pas tatoués et la mauvaise civilisation les gagne. Quand je me suis assis a leur feu, ils ne m'ont pas présenté le calumet de paix. Quel surnom les sauvages d'autrefois lui auraient-ils donné ? Songez-y, s'il vous plaît.

Chère mère, descendez vite et apportez-moi un gros bouquet de roses. Je m'ennuie et je vous aime.

Extraits du journal de Thérèse.

24 juin.

Ce matin, de très bonne heure, Elmire et moi, nous sommes allées a la chapelle Harvieux. Le trajet est rude sur la grève de l'extrême Pointe-aux-Pics : pas de sable d'or, mais quand on a le pied sûr, c'est charmant de marcher sur ces beaux crins lavés par la mer. Ô senteur du varech ! ô parfums du salin ! Qu'il fait bon, de se sentir vivre et d'errer comme une alouette sur la grève embaumée ! Les oiseaux chantaient dans les arbres qui couronnent la falaise. L'ancolie croît partout dans les fentes des rochers. Ces jolies cloches rouges font un charmant effet sur le roc aride. Qu'est-ce qui plaît davantage, une fleur dans la mousse ou une fleur sur un rocher ? Hélas ! il y a des femmes qui n'aiment les fleurs que sur leurs chapeaux, et pour qui une promenade dans la rue Notre-Dame a plus de charmes qu'une course dans les bois ou sur la grève ! Mais à quoi bon philosopher ?

La chapelle Harvieux est à un mille du quai. C'est tout simplement une grotte de sept à huit pieds de profondeur, taillée dans le roc a une dizaine de pieds du sol. Il y a bien longtemps, un religieux français du nom de Harvieux y célébra la messe. Ce missionnaire descendait le fleuve en canot pour visiter les colons établis sur les côtes et fut retenu là par une tempête. J'aime cette solitude sauvage, et qu'elle doit être grande et triste quand le vent gémit et que la mer se livre à ses formidables colères ! Mais ce matin tout était calme et les goélands séchaient coquettement leurs plumes sur ces rochers où ils viennent prophétiser la tempête.