Texte - « Contes rapides » François Coppée

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Et depuis deux jours, - deux jours de juin, trop chauds, à l'atmosphère de bains, trempés de courtes averses, - ils vivaient là, battant les bois du matin au soir, et, avant de se coucher, laissant la fenêtre entr'ouverte pour être réveillés par les pinsons.

Et ils étaient si heureux, si heureux, qu'ils avaient oublié tout leur passé et qu'il leur semblait avoir toujours habité cette chambre rustique. Elle y avait mis le charme de l'intimité, la jolie blonde, en jetant, au retour des folles promenades, son ombrelle sur le couvre-pied du lit, et en posant sur le globe aux fleurs d'oranger son coquet chapeau de grisette.

Déjà il avait eu des maîtresses, mais celle-ci était vraiment la première, la seule qu'il eût aimée ainsi, avec cet abandon, avec cette confiance. Douce, silencieuse, aimante, et si mignonne, avec des yeux tendrement malins ! Il était fou d'elle, fou de l'odeur fraîche qu'elle exhalait, de ses mots d'enfant, de la moue si sage et si sérieuse de sa bouche, quand elle était pensive. Et elle l'aimait si naïvement, et, s'il restait deux jours sans la voir, elle lui écrivait, d'une grosse écriture maladroite, de si adorables lettres, pleines de sentiment et de fautes d'orthographe !

Voilà longtemps qu'il projetait de faire cette bonne partie, longtemps qu'il n'avait pas pu. Pourquoi ? Parce que la liberté est rare, et aussi à cause de ce bête d'argent qui manque toujours. Mais enfin, ils s'en étaient donné tous les deux, du bon temps et du grand air. Ils avaient mangé des artichauts à la poivrade sous la tonnelle fleurie de capucines, bu du « ginglet » qui râpe le gosier, couché dans des draps de paysan, bien blancs et bien rudes ; ils avaient surtout couru au hasard sous le taillis, où elle avait cueilli et mangé des mûres et des fraises sauvages, et où, comme un berger de Théocrite et comme un calicot du dimanche, il avait gravé son initiale et celle de Maria, avec son canif, sur l'écorce blanche d'un bouleau.

Mais l'instant le plus doux de ces douces heures, - l'instant dont le souvenir fera naître encore un souvenir sur ses lèvres de vieillard, dans quarante ou cinquante ans, quand il traînera sa canne d'invalide sur le sable de la Petite-Provence, - ce fut vers onze heures du soir, la veille du départ.

Comme il pleuvait à verse, ils s'étaient attardés devant la cheminée de la cuisine, lui, séchant ses gros souliers de chasse, elle, arrangeant la gerbe de fleurs des champs qu'elle voulait rapporter à Paris. Puis, ils étaient remontés dans leur chambre, où ils avaient fourbancé quelque temps, en riant d'entendre, dans la salle basse, traîner la jambe boiteuse de l'aubergiste, qui fermait ses volets. Enfin tout s'était tu ; la pluie avait cessé, et ils s'étaient sentis tout à coup environnés par le grand silence et la profonde solitude de la campagne nocturne.

Sans rien dire, elle prit l'unique bougeoir, le posa sur la cheminée, devant la glace sombre et tachée par les mouches, et elle commença sa toilette de nuit. Lui, plongé au fond du grand fauteuil, les jambes croisées, la regardait, tout engourdi de bonheur et de fatigue.

Elle avait retiré sa robe et son jupon, et, gardant seulement son corset de satin noir qui étreignait sa taille mince, elle avait gracieusement, pour tordre son chignon, ses bras un peu grêles au-dessus de sa tête, quand elle vit dans la glace son amant qui lui souriait, et elle lui rendit son sourire.

Comme il l'aimait, dans ce moment-là ! Comme il l'aimait bien ! Sans désirs. Deux nuits d'ivresse les avaient éteints. Mais il était plus tendre encore dans son accablement. Devant le lit préparé, qui embaumait la lavande, devant les deux oreillers jumeaux, il savourait d'avance la volupté délicate de s'abandonner à l'étreinte de son amie, de lui dire bonsoir dans un baiser sans fièvre et de s'endormir sur ce coeur simple, qui ne battait que pour lui.

Et c'est alors que, semblant deviner sa pensée, elle était venue s'asseoir sur ses genoux, l'avait pris dans ses petits bras, et, le regardant de tout près avec ses yeux fins et doux que fermait à demi le sommeil, elle lui avait dit, câline comme un enfant qui veut être bercé, et d'une voix mourante de lassitude :

« Maintenant, il s'agit de faire dodo ! » Aujourd'hui, il se fait vieux, le conteur d'histoires d'amour, le marchand de rêves. Cinquante ans tout a l'heure, les cheveux poivre et sel, la patte d'oie au coin de l'oeil et l'estomac gâté, - une mauvaise pierre dans son sac, comme on dit.

Ce matin, lorsqu'il s'est réveillé, la bouche amère, et qu'il a lu le billet de faire-part, il n'a pas voulu, tout d'abord, aller a cet enterrement. Saluer le cercueil d'un homme qu'il méprisait ! A quoi bon cette hypocrisie ? C'était un « confrère », sans doute, - quel mot absurde ! - mais un drôle, une plume vénale. Pourtant, il n'avait pas eu a se plaindre de ce malheureux. Au contraire. Sans intérêt personnel, par simple goût, ce journaliste lui avait toujours montré une sympathie dont il rougissait, l'avait loué avec tact et même chaudement défendu dans de mauvais jours. On était sinon des amis, du moins des camarades ; on se serrait la main quand on se rencontrait, par hasard, dans la rue, aux « premières ». Allons ! il suivrait ce convoi ; il devait au mort cette politesse.

Et, par ce sale et pluvieux matin de Novembre, il s'était rasé et habillé de bonne heure, il avait déjeuné à la hâte, - les oeufs n'étaient pas frais, pouah ! - il avait pris un fiacre qui sentait le chien mouillé, et il était arrivé en retard à l'église, quand le service funèbre était presque terminé.

« Portez ... armes ! Présentez ... armes ! »

Et le tambour voilé battait aux champs.

Des soldats ? ... Ah ! oui, c'est vrai, il y a une croix d'honneur sur le catafalque. Celui qu'on enterrait l'avait autrefois ramassée dans la boue d'une intrigue politique, où des filles se trouvaient mêlées. Et le poète, en s'inclinant pour l'Élévation, se sent tout honteux de son ruban rouge.

Mais, puisqu'il est venu, il ira jusqu'au bout. On vient de donner l'absoute. Il prend la file, jette l'eau bénite, remonte dans son fiacre ; et le cortège se met en route vers les faubourgs, sous la pluie fine et froide. Puis, au cimetière, c'est l'éternelle et lugubre comédie : les gens qui, tout le long du chemin, ont ri d'un scandale arrivé la veille, et qui se composent un visage digne ou chagrin en se rangeant autour de la fosse béante ; l'orateur ridicule qui ment comme un dentiste, en parlant du mort, dans l'espoir de quelque réclame ; et, dans un coin, témoignage de la belle existence du défunt, sa maîtresse, une catin hors d'âge, dont le deuil semble un déguisement et dont les larmes font couler le maquillage.

Il en a assez, l'homme nerveux. Il prévoit qu'à la sortie il faudra encore distribuer des poignées de main déshonorantes. Il s'esquive avant la fin, et se dérobant derrière un magnifique monument-annonce élevé à la mémoire d'un fameux marchand de nouveautés, il s'enfuit dans une allée déserte du cimetière.

Il ne pleut plus ; mais ce ciel couleur de suie, ces feuilles mortes dans la boue, ces arbres noirs dégoûtant sur les tombes, et ce vent malsain, ce vent d'épidémie, qui passe en gémissant, c'est sinistre !

Le rêveur solitaire éprouve tout à coup une inexprimable détresse. Il songe qu'il n'est plus jeune, qu'il se porte mal, que sa vie est contentieuse et précaire, et que ce n'est rien, mais rien, que ça réputation si enviée par ses « confrères », que sa gloire de papier. Il se dit que lorsqu'on le mettra en terre, bientôt, les choses se passeront comme pour cet homme taré : mêmes crosses de fusil sonnant sur les dalles de l'église, mêmes indifférents dans des fiacres causant de leurs petites affaires, même grotesque en cravate blanche, débitant des sottises avec une émotion de cabotin, tandis qu'un ami complaisant l'abrite sous un parapluie.

Et il est tellement saturé de tristesse et de dégoût qu'il voudrait être mort déjà, et que ce fût fini, fini tout à fait. Oh ! comme on doit bien se reposer ici !

Alors, dans le vent qui murmure et qui pleure en inclinant les ifs, il croit entendre - réponse à son affreux désir - les paroles qui lui rappellent les heures excellentes de sa vie, les paroles qu'il n'a entendu prononcer que par sa mère bien aimée et par sa maîtresse la mieux chérie :

« Maintenant, il s'agit de faire dodo ! »