Texte - « Henriette » François Coppée

fermez et commencez à taper
Puis c'étaient plusieurs mois de fête, d'éblouissement. Elle s'épanouissait, rose victorieuse, dans le groupe des jeunes filles de la cour. Reine des amazones, à travers les taillis d'or et de flamme de la forêt automnale, elle suivait au galop les chasses de Compiègne. Elle était la célèbre Mlle Bianca Antonini, et la souveraine, conquise par cet effluve de sympathie, qui émane des êtres parfaitement beaux, ne passait jamais devant elle sans lui adresser quelques paroles douces et flatteuses, qu'elle écoutait les yeux baissés, avec une révérence confuse.

Mais voilà ! pas de fortune. Point de dot, ou à peu près. Sans doute, l'Empereur avait récompensé par un siège au Sénat les services du vieil Antonini, - une de ces fidélités où se combinent l'instinct du caniche et le fanatisme du mameluck, un de ces dévouements toujours prêts à se jeter entre la poitrine du maître et le poignard des assassins. Mais, excepté son traitement de sénateur, le vieux Corse ne possédait rien qu'une maison en ruines et quelques hectares de maquis dans le sauvage pays de Sartène.

D'une probité robuste, ce conspirateur, dont les yeux de bon chien et le sourire attendri sous une rude et grise moustache de gendarme faisaient plaisir à Napoléon III en lui rappelant sa jeunesse et ses mauvais jours, cet ancien sous-officier, qui avait risqué, dans l'affaire de Strasbourg, le conseil de guerre et les balles du peloton d'exécution pouvait montrer, au milieu des tripotages de l'époque, des mains absolument pures. On savait que Mlle Antonini était pauvre. Aussi, lorsque Bernard des Vignes, le beau lieutenant de dragons, l'eût fait valser trois fois de suite au bal des Tuileries, tout le monde l'estima très heureuse de rencontrer un parti de cent mille francs de rente.

Elle se mariait, sans entraînement, par raison, pour rassurer son père inquiet de l'avenir ; et, brusquement, tout son bonheur disparaissait comme un décor qu'on enlève. C'était l'absurde jalousie de son mari, l'exil en province, l'amer dégoût de découvrir dans l'homme à qui elle avait lié sa vie un grossier viveur, bassement libertin, presque ivrogne. Sans son nouveau-né, sans ce fils qu'elle avait elle-même allaité et dont la venue lui avait empli de maternité le coeur et les entrailles, cette Corse, qui était bien de son pays, fière, chaste, vindicative, eût certainement quitté son indigne époux. Elle se résigné pourtant, à cause de l'enfant. Mais de nouveaux malheurs venaient alors la frapper. L'Empire s'écroulait, son père mourait, tué raide d'un coup d'apoplexie par la nouvelle de la capitulation de Sedan. Enfin, après la guerre, son mari, élu député, la ramenait à Paris ... Et elle se rappelait les longues années d'ennui, de solitude, passées dans ce même boudoir, près de cette même fenêtre, devant ce fleuve qui coulait toujours, si lent, si monotone, comme sa vie !

Sans doute, elle avait son fils, qu'elle aimait d'une tendresse passionnée et qui, a treize ans, était déjà un compagnon pour elle, un petit homme. N'avait-elle pas vécu jusqu'alors pour lui seul ? Eh bien, elle continuerait, voilà tout ! Elle vieillit auprès de lui, le marierait, deviendrait grand'mère. Son cher petit Armand ! Elle l'attendait. Il allait revenir du lycée. Et elle s'attendrissent a la pensée qu'il entrerait tout à l'heure dans cette chambre, frêle en habits de deuil, qu'il se jetterait à son cou, qu'elle le baiserait longuement, ardemment, sur son front pâle d'écolier laborieux, et qu'elle le retiendrait ainsi dans ses bras, le regardant avec amour bien au fond de ses profonds yeux noirs qu'il tenait d'elle, de ses yeux si lumineux, si purs, où brûlait une flamme de pensée.

Cependant un autre souvenir vient de traverser la rêverie de Mme Bernard.

Elle songe maintenant au seul ami de son mari qui soit devenu le sien, au seul homme qui fasse s'émouvoir en elle une sympathie tendre.

Voilà plusieurs années que, tous les jeudis, - c'est son « jour », - vers les six heures, moment où elle n'est jamais seule, le colonel de Voris se présente chez elle, froid, correct, un peu raide même dans sa redingote militairement boutonnée, qu'il s'assied dans le cercle des dames, se mêle avec effort aux banalités de la conversation, refuse une tasse de thé et se retire, après une visite d'un quart d'heure. Il l'aime, elle en est certaine, et tant de respect, de timidité, la touche, surtout chez le héros de Saint-Privat, qui, ayant eu son cheval tué sous lui, avait ramassé un fusil de munition, comme Ney en Russie, et ramené au combat ses troupes débandées. Il l'aime ! Au « shake-hand » de l'adieu, elle a toujours senti trembler la main droite du colonel, cette main trouée d'un coup de lance allemande, que par pudeur de sa cicatrice il ne déjante presque jamais ... Si elle voulait se remarier, pourtant ? Cet homme d'honneur et de courage, ce paladin au coeur jeune et aux tempes grises, serait pour Armand un protecteur, un guide dans la vie, un nouveau et meilleur père.

Tandis que l'esprit de la veuve suit la pente de cet espoir, une douceur infinie se répand sur son beau visage. Qu'a-t-elle donc ? Pourquoi son coeur bat-il plus fort et plus vite ?

Tout à coup, un domestique annonce le colonel de Voris.

Assurément, il doit à Mme Bernard une visite de sympathie, et sa qualité d'ancien ami lui permet de se présenter à un jour, à une heure quelconques. Mais pourquoi précisément aujourd'hui, pourquoi a ce moment où elle est avec lui en pensée ? Cette complicité du hasard, n'est-ce pas étrange ?