Texte - « Scènes de mer. Tome I » Edouard Corbière

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Le lendemain d'un grand dîner, on n'est quelquefois pas plus raisonnable qu'on ne l'était à la fin du repas ; mais le lendemain, on considère du moins les choses avec plus de calme et de sang-froid qu'on ne les voyait la veille à travers les fumées d'un vin capiteux. C'est là, hélas ! le triste et seul avantage que les hommes à jeun peuvent se flatter, pour la plupart, d'avoir sur les hommes qui ont beaucoup bu !

Quand M. le subrécargue Laurenfuite vint revoir le gouverneur de Sierra-Leone pour lui parler du projet qu'ils avaient à peu près arrêté la veille, il trouva l'autorité coloniale dans des dispositions d'esprit assez différentes de celles dans lesquelles il l'avait laissée quelques heures auparavant. L'autorité avait dormi quelque peu la nuit, et toute l'ardeur qu'elle avait montrée pendant le repas pour les belles et vives Françaises s'était singulièrement refroidie avec le sommeil qu'elle avait goûté. Cependant le subrécargue insista éloquemment pour mettre à exécution le dessein qu'il avait mûri, disait-il, dans l'intérêt du gouverneur. Tous les gens qui s'imaginent être éloquents et persuasifs finissent toujours, non pas par persuader, mais par importuner tant, qu'ils réussissent à obtenir à force d'audace et de bavardage tout ce que pourraient obtenir les hommes les plus entraînants du monde. C'est là ce qui m'explique, jusqu'à certain point, les succès des faits auprès des femmes, et ceux des intrigants auprès des puissances du jour. Je vais même, pour ne pas être obligé de mépriser trop le beau sexe, jusqu'à penser que ce n'est qu'à force d'opportunité que les sots réussissent aussi souvent auprès de lui ; car si l'on supposait autre chose, qu elle opinion pourrait-on avoir des belles qui se laissent subjuguer par les plus insupportables de tous les hommes ! Je tiens beaucoup à estimer les femmes qui ont des faiblesses, et j'en reviens à M. Laurenfuite.

- Comment voulez-vous, lui dit le gouverneur, que je passe sérieusement avec vous un marché qui me couvrirait tout au moins de ridicule s'il venait à être connu ?

- Notre marché sera tenu caché, monsieur le gouverneur, je vous en donne ma parole d'honneur, et je n'exige de vous qu'une simple signature.

- Mais c'est là justement ce que je ne veux pas vous donner ! Ce serait sanctionner, en compromettant mon nom, la plus insigne folie dont on air jamais entendu parler.

- Mais au moins donnez-nous votre approbation ?

- Faites ce que vous voudrez, je n'ai pas le droit de vous empêcher d'agir comme vous paraissez décidé à le faire. Mais notez bien que je ne veux me mêler de rien.

- Vous consentez bien cependant à payer les frais, si je vous amène ici une femme aimable, jolie et de la première qualité ?

- Pour les frais, nous n'en sommes pas encore là, Dieu merci !

- Mais quand nous en serons à acquitter les comptes, ferez-vous les choses de bonne grâce, et puis-je compter sur votre parole ?

- Nous verrons, vous dis-je, si jamais vous êtes assez insensé pour exécuter votre dessein.

- A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle parler, car avec un homme comme vous la parole vaut l'enjeu. Je vais vous lire, si votre excellence veut bien me le permettre, le projet de connaissement ou de charte-partie que j'ai rédigé hier au soir même, en rentrant à bord.

- Peste, monsieur le subrécargue, nous n'avons pas perdu de temps, a ce qu'il paraît !

- Perdre du temps ! Oh ! pour peu qu'il s'agisse de femmes, je n'en perds jamais. Ah ! les femmes, les femmes ! Dieu ! que c'est bon une femme !

- Oui, quand c'est bon.

- Vous verrez celle que je vous ramènerai ... Je veux qu'avant six mois vous m'en direz des nouvelles ... Voici le petit croquis de charte-partie que, comme j'ai eu déjà l'honneur de vous le dire, j'ai tracé hier soir :

« Nous Jean Sautard et Thémistocle Laurenfuite, l'un capitaine et maître, après Dieu, du navire l'Aimable-Zéphyr, et l'autre subrécargue du dit brick français, actuellement mouillé en rivière de Sierra-Leone, nous engageons à ramener à son excellence monseigneur (le nom en blanc), gouverneur de la colonie anglaise dudit Sierra-Leone, une jeune personne française, du sexe, blonde, jolie, de taille moyenne, ni trop grasse ni trop maigre ... »

- Ah ! ah ! ah ! ces Français sont d'une gaîté ! ... Je reconnais bien là l'esprit de votre nation.

- Vous riez, monsieur le gouverneur. Ah ! c'est que je sais rédiger une charte-partie au moins ... Où donc en étais-je ? Ah ! m'y voici : ni trop grasse ni trop maigre ... Vous entendez bien ; comme qui dirait entrelardée ... « Bien élevée s'il se peut, et surtout honnête autant que les dits sieurs Jean Sautard et Thémistocle Laurenfuite pourront s'en assurer.

« Moyennant quoi, le dit sieur gouverneur de Sierra-Leone s'engage ... »

- Ah ! doucement. Ici je vous arrête. Réfléchissez bien que je ne veux m'engager à rien.

- Diable ! c'est fichant ... Mais c'est égal, je vais substituer une autre phrase a ce mot s'engage.

« Moyennant quoi, ledit sieur gouverneur « consentira à ... »

- Consentire ! Non pas, s'il vous plaît ... je ne consens pas plus que je ne m'engage.

- Comment donc faut-il rédiger cela ? ... Ah ! attendez, j'ai trouvé le moyen de tout arranger.

« Moyennant quoi le dit sieur gouverneur accordera, si bon lui semble, aux dits sieurs capitaine et subrécargue le remboursement des frais faits pour lui avoir procuré ... »

Procuré, non, attendez, le terme pourrait offrir une méchante interprétation pour nous. Mais, au surplus, comme cet acte ne sera vu que par nous trois, il importe peu qu'un mot puisse présenter une maligne équivoque, pourvu qu'il n'y ait pas d'ambiguité dans les expressions, et que la bonne foi la plus parfaite préside à la rédaction de notre contrat. Je reprends en conservant le mot procuré.

« Pour lui avoir procuré la jeune personne dont il est cas, la susdite jeune personne devant servir chez M. le gouverneur a tenir sa maison, sous le titre et avec les prérogatives de gouvernante, etc. , etc.

« Fait double a Sierra-Leone entre les parties ... » (Ici le protocole et la formule ordinaires dans ces sortes d'actes. )

« En foi de quoi nous avons signé le présent, ce jourd'hui, vingt octobre, l'an de grâce mil huit cent ... »

- Excepté, vous le savez bien, que je ne signe pas.

- Vous ferez bien néanmoins une petite croix, rien que pour m'obliger, n'est-ce pas, monsieur le gouverneur ?

- Allons, va pour une croix, puisque vous paraissez y tenir si invariablement ... Voilà ma signature, comme si en ma qualité de gentilhomme je ne savais pas écrire.

Le subrécargue Laurenfuite se sentit ravi du succès de sa démarche et de l'habileté qu'il s'imaginait avoir déployée dans cette négociation. Un diplomate venant de faire signer un traité ruineux aux puissances de l'Europe ne se serait pas montré plus infatué de son habileté. Aussi, dès que le capitaine Sautard le vit revenir à bord en se dandinant avec grâce et en roucoulant la queue d'une tendre romance, il s'écria du plus loin qu'il put apercevoir notre homme : Le gouverneur vient d'être mis dedans. C'est une femme que nous aurons à lui transporter au prochain voyage ! - Vous avez deviné tout juste, lui répondit le négociateur ; c'est une femme que nous chargerons en France au plus haut du fret, et Dieu sait quel sera notre frêt et notre commission !

- Moi je prendrai, en attendant, ma commission en nature, dit le capitaine.

- Et moi, ajouta le subrécargue, en nature et en argent.

- C'est cela ; un gouverneur qui veut se donner des airs de faire le sultan doit payer en sultan ; je ne connais que cela.

- Vous avez raison, il sera écorché vif d'importance.

L'Aimable-Zéphyr ayant terminé ses affaires à Sierra-Leone, appareillage pour revenir en Europe. Le gouverneur lui souhaite bon voyage, et M. Laurenfuite, en montrant à son excellence le connaissement en bonne forme sur lequel elle avait bien voulu apposer sa croix, lui cria : A revoir, monseigneur ! Bientôt, s'il plaît à Dieu, nous vous apporterons de la marchandise superfine et de la mieux soignée.