Texte - « Scènes de mer. Tome II » Edouard Corbière

fermez et commencez à taper
Les hommes les moins affaiblis et les plus courageux s'offrirent pour armer le canot qui devait transporter la petite expédition à bord du bâtiment aperçu. Mais il fallait mettre ce canot a la mer, et ce ne fut pas sans de grands efforts de la part des marins exténués, que l'on réussit à faire cette première opération.

Une fois l'embarcation à l'eau, six matelots et un officier de bonne volonté s'embarquent. Le capitaine donne à l'officier qui s'est présenté le premier les instructions qu'il croit nécessaires, et il le prévient que s'il n'est pas de retour avant la nuit, un fanal hissé au haut du grand mât lui indiquera la position du navire, qu'il aura soin du reste de relever de temps à autre à la boussole, pour connaître la direction que devra suivre son canot pour revenir à bord. Tout le monde fait pour l'embarcation qui va déborder, et qui n'a que quatre à cinq lieues à parcourir, les mêmes voeux que s'il s'agissait d'une expédition autour du globe. Les marins qui vont partir embrassent ceux de leurs camarades qui restent.

- Nous vous apportons de l'eau et de bonnes nouvelles, leur disent-ils : prenez patience, notre misère est finie. C'est pour nous comme pour vous que nous allons travailler. Mais ne nous souhaitez pas tant bonne réussite : cela porte malheur, vous le savez bien. Au revoir seulement. Ils s'éloignent alors à grands coups d'avirons d'abord. La chaleur qu'ils éprouvent en ramant est accablante ; mais l'espoir qui les anime leur fera aisément supporter une fatigue qui peut être au-dessus de leur force, mais non pas au-dessus de leur courage. Ils nagent avec vigueur pendant quelque temps ; mais bientôt on croit remarquer à bord du navire que les canotiers ralentissent peu à peu le mouvement régulier de leurs rames. Ils se reposent pendant un instant, puis ils reprennent leurs avirons ; mais cette fois leur nage est moins vive que lorsqu'ils ont quitté le bord, et après avoir ramé de nouveau, ils se reposent plus long-temps encore que la première fois.

Les malheureux, après avoir trop compté sur leur vigueur, épuisés qu'ils sont par leurs longues souffrances, cherchent encore, en prenant le peu de nourriture et en buvant le peu d'eau dont ils se sont munis, à se donner assez de forces, non plus pour rejoindre le navire sur lequel ils se dirigeaient, mais pour regagner celui qu'ils ont quitté et qui se trouve encore le plus rapproché d'eux. Vain projet ! ils ne pourront plus renouveler les efforts qu'ils ont faits trop imprudemment pour s'éloigner avec vitesse. Allongés sur les bancs de leur canot, dans l'attitude du désespoir, ou la tête penchée le long du bord dans le plus morne abattement, ils périront victimes de leur zèle et de leur imprévoyance. Le délire s'empare d'eux quand ils voient l'impuissance de leurs tentatives : la force qu'ils n'ont pu retrouver quand leur raison ne les avait pas encore abandonnés, ils la puisent dans leur démence, dès que l'exaltation du délire s'allume dans leurs cerveaux troublés. L'un d'eux saisit avec une énergie qu'il n'avait pas une minute auparavant, la rame trop lourde pour sa faiblesse. Un autre prend aussi un aviron à l'exemple de son camarade ; mais au lieu de nager tous les deux dans le même sens, ils rament dans un sens opposé, et l'embarcation recevant à la fois des directions différentes dans l'impulsion diverse qu'on lui imprime, tournoie sans avancer dans les flots qu'elle a troublés.

Un des hommes restés à bord du Mascarenhas n'a pas cessé d'observer depuis son départ les mouvements du canot qui n'avance plus : cet homme, c'est le capitaine du navire. La longue-vue qu'il tient depuis une heure braquée sur le canot lui permet d'assister au commencement de la scène épouvantable dont cette faible embarcation est appelée à devenir le théâtre.

Les rameurs, livrés à toute l'exaltation du délire, après avoir nagé selon des directions opposées à la seule qu'ils devraient suivre, se sont dressés sur leurs bancs ; le petit tendelet qui les ombrageait a disparu ; l'attitude qu'ils ont prise en abandonnant leurs avirons est menaçante ; les cris sauvages qu'ils poussent en se provoquant parviennent quelquefois aux oreilles du capitaine, palpitant de crainte et de terreur. Les rames qui élèvent les mains égarées de ces malheureux retombent, mais non pour sillonner l'eau qu'ils devraient fendre : elles retombent pour frapper, pour se teindre du sang des misérables qui s'en sont fait non un instrument de salut, mais un instrument de carnage, une arme de désespoir et de fureur.

L'équipage du Mascarenhas, les yeux fixés sur le capitaine, devine a l'expression de sa physionomie tout ce que le spectacle qu'il aperçoit au large lui fait éprouver de terrible et de douloureux. C'est en vain que le malheureux chef voudrait cacher à ses matelots ce qui se passe de déchirant dans son âme : des gestes involontaires, des exclamations subites que lui arrache l'effroi, font connaître à ceux qui observent chacun de ses mouvements, toute l'étendue des maux qu'ils ont encore à déplorer.

- Capitaine, s'écrient quelques-uns des marins qui se croient encore les plus valides, il se passe quelque chose d'extraordinaire à bord du canot que vous observez à la longue-vue. Nous ne sommes pas très-robustes, sans doute, mais si vous avez besoin de nous, il nous reste une pirogue que nous pouvons bien mettre a la mer ; et avec de la bonne volonté nous réussirons peut-être a porter secours à ceux de nos camarades qui se sont dévoués pour nous.

- Non, mes amis, c'est assez déjà que d'avoir exposé ces sept hommes, trop faibles pour faire ce qu'ils ont tenté ! je ne veux pas vous sacrifier comme eux : tout secours serait, je le crains bien, tout-à-fait inutile maintenant pour ces infortunés ...

- C'est égal ; il faut essayer : la pirogue est légère et facile à manier. D'ailleurs, quand vous nous perdriez, la perte ne serait pas grande : nous ne valons plus grand'chose pour vous ... Tandis, vous le savez bien, que c'est votre fils, votre seul enfant, que vous avez envoyé comme officier dans l'embarcation ...

- Et malheureux ! que me rappelez-vous ! s'écrie le capitaine en se cachant le visage ... Il n'est déjà plus peut-être, mon pauvre fils, et c'est mon imprudence qui lui aura coûté la vie.

En ce moment les cris poussés par les hommes de l'embarcation s'élèvent au large avec tant de violence, que les marins de l'équipage, en les entendant, demeurent frappés de stupeur et d'effroi. Au sein de ce calme profond des eaux et de l'air, la voix humaine porte si loin, acquiert un développement si solennel, qu'à deux lieues de distance deux hommes pourraient quelquefois s'entendre dans les solitudes de l'Océan ; vaste silence que le croassement d'un oiseau de mer suffit pour troubler, ou que le souffle d'une baleine interrompt d'un point de l'immensité a l'autre ! Les cris affreux qui ont retenti à leurs oreilles épouvantes décident les gens de l'équipage, qui, malgré la défense paternelle de leur capitaine, affolent a l'eau la pirogue dans laquelle ils veulent s'embarquer pour voler vers leurs infortunés camarades. Mais vain espoir ! inutile dévouement ! les bordes de la pirogue, si longtemps exposés à l'action brûlante du soleil, se sont disjoints, et l'étoupe, qui s'est séchée dans les coutures, tombe par l'effet des secousses qu'éprouve l'embarcation en descendant le long du navire. A peine parvenue à la mer, la pirogue coule, s'enfonce et disparaît presque sous les flots que sa quille vient de entr'ouvrir.