Texte - « Bric-a-brac » Alexandre Dumas

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C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout mouillés et tout transis.

Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout en commandant le souper.

Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.

Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une chambre, tandis que je veillerais sur le souper.

Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que l'on mangeât agréablement et abondamment.

Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.

Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des coups d'air.

Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de Desbarolles,-je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait parlé;-mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.

Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions tourné des regards d'envie.

L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.

J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne pouvais accepter.

C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre qui m'était faite.

La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, quand j'objectai un dernier scrupule.

Je privais l'officier payeur de son lit.

Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.

Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.

Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de sangle, en priant que l'on me transmît son offre.

Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une indiscrétion.

Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.

La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.

J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de propreté aristocratique.

Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises blanches et de couleur.

Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.

Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.

Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.

Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.

Ce livre était l'Imitation de Jésus-Christ.

Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:

Donné par mon excellente amie la marquise de ...

Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon à le rendre illisible.

Étrange chose!

Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.

Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.

Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux d'une prison.

La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.

Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.

Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce qu'il m'était impossible de préciser.

Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.

Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et confondant tous les objets.

Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, pareils à des ombres voilées.

La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.

Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus lumineux que ma veille.

Je me trompais.

Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, et qui m'appelait.

Je reconnus sa voix.

J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué.