Texte - « Le cycle patibulaire » Georges Eekhoud

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C'est pourtant dans cet enclos rustique, trop régulier, à la fois courtil, jardin et potager, tracé au cordeau, propret et symétrique jusqu'a la manie, semé de plantes prolifiques et voyantes, arborant de gros fruits rubiconds et peu délicats, fleuri de roses perpétuelles, de dahlias, de tournesols, de pivoines ; des carrés de choux alternant avec des buissons de groseilliers ; c'est dans ce jardin vulgaire que vaguent obstinément mes souvenirs, a chaque printemps, quand il fait très doux et que cet air tiède vous serre tendrement la gorge et vous donne envie de pleurer ...

Avec ses légumes violets, ses poiriers taillés en pyramides, à la fois luisant et haut en couleur, il me faisait l'effet d'un pataud endimanché, faraud et guindé, cachant sous des étoffes trop caties et peu coûteuses son grand corps charnu et taillé à grands coups.

En fîmes-nous souvent le tour, dans tous les sens ; l'avons-nous parcouru de toutes façons ; me suis-je extasié, pour flatter ton brave homme de père, devant les puériles arabesques de buis et d'oeillets nains, devant ces petits chemins en spirale et cette statuette en plâtre portant sur la tête un vase de clématites, - dis, ma bien-aimée d'alors, ma plantureuse idole d'autrefois, ma taure bénigne aux fortes hanches, aux yeux confiants, aux joues framboisées ! ...

Si ce jardin d'un mauvais goût si recherché et si barbare avait quelque chose de toi, mon fruste animal rose, à la fois vulgaire et appétissant !

Les grandes fleurs rondes s'y épanouissent glorieusement ; roses et giroflées embaumaient à outrance ; cerises et groseilles y foisonnent et les abeilles gloutonnes le pillent sans vergogne.

Jardin radieux et candide ! Comme toi, chère enfant, il éclatait d'un rire sonore, que d'aucuns eussent trouvé canaille. Et dans ton corsage de cotonnade, étreignant ta taille opulente, tu me semblait ces gros boutons de pivoines au moment de s'ouvrir à l'humidité de la rosée fraîche. Qui me définit ta beauté copieuse et tes charmes si bien ordonnés, jardin élu des sèves ? Du jour où tu connus le jeu d'amour, mon aimée, tu le jouas avec la conscience que tu apportais a un beau travail profitable, aux fonctions saines et rémunératrices de la vie rurale.

Autant que toi ce jardin faisait l'orgueil de ton père le cabaretier :

- Allons, Monsieur Jules, un petit tour du jardin ! ...

Et tu m'y pilotais et m'en montrais les métamorphoses progressives, ô ma Chair nonpareil !

Je m'intéressais, avec toi, aux végétations les plus discréditées. Charme du temps, atrocement cru, mais point banal, où fleurissent les pommes de terre ! Temps humide, temps de gésine, temps gros, où la glèbe transpire et sent la luxure. Oh ! je n'oublie pas l'odeur fétide et pourtant irritante de ces fleurs, ce parfum de racines qui tètent ... C'est par un jour de pluie chaude de juin que tu te ployais pour me cueillir des fraises et en te relevant ta croupe craquait et ondulait, comme chez une pouliche qui se trémousse, et je me penchai, et ton visage frôla le mien, si à propos, que, bouche à bouche, nous confondons longtemps nos souffles, éperdus ...

Baiser sain, savoureux, abondant ... Mais si tes lèvres avaient le goût ambrosiaque de la fraise, elles avaient aussi l'arôme un peu terreux et sûreté des fleurs dédaignées, des fleurs de la pomme de terre ... Parfum de touffeur, d'orage et de sol détrempé ...

Combien de fois, dans la gloriette, me suis-je promené autour de toi, avec des haltes fréquentes, après avoir fait le tour du jardin ! Amour reposant et sûr, viriles débondes, harmonieuse et pleine réfection des sens.

Cela devint une habitude.

Jamais de jalousie, de bouderie ou d'humeur. Je te retrouvais toujours secourable et complaisante comme je t'avais laissée la veille ...

C'est à peine si au moins des sureaux ou vers la chute des feuilles nos prostrations normales, longues, absolues, sans subterfuges et sans artifices, dignes de la Nature qui n'entend pas malice en ses oeuvres, furent un peu plus violentes, ton rire moins joyeux et ta prunelle plus fiévreuse !

Une année, une pleine année de totales et copieuses possessions, ma soeur, ma libre et candide maîtresse !

Pourquoi ne me demandas-tu ni promesses ni gages ? Il ne me fallut rien te jurer. Tu t'étais donnée comme je t'avais prise, tacitement, après quelques visites, sans préambule apparent, sans que nous ayons parlé de cela ... Je crois même que nous parlions de bien autre chose : de la vieille servante du curé, si bavarde ; de ton voisin, le fils du charron, ce rougeaud dont tu te moquais de si bonne foi, ou d'objets moins notables encore, de la voiture du baron d'Armelbrang, qui venait de passer avec un fracas despotique sur la grand'route silencieuse ... Midi. Les mouches pâmées et moribondes battent des ailes au bord de la vitre. Tu me tends une allumette enflammée pour allumer ma pipe, tu ris de ma maladresse et de ma distraction, je prends tes mains, je les presse, tu ris toujours, mes dents crissent, j'ai froid dans le dos, et comme tu te recules derrière le comptoir, je te renverse et hume, cueille et m'approprie les irritantes prémices de ta jeunesse.

Damnation ! ... A ce seul souvenir mon sang s'insurge et se cabre comme un coursier de guerre dresse l'oreille à la fanfare de la charge ... Et ce jour-là, je reviens te voir au crépuscule ... Et comment se fait-il que rien de ce jour ne me fut indifférent, que je revois jusqu'au sarrau bleu de ton polisson de frère, qui rentra ce soir, un peu éméché, son foulard rouge sortant de la poche, et qui crut devoir me distraire on me proposant une partie de billard ... Le brave garçon !

D'où vient que je te regrette, ma blonde potelée, crème de femme, fraîche et moelleuse, ferme et tendre, douce à respirer comme les simples, sapide comme une mûre sauvage mordue à même les buissons, d'une saveur presque fraternelle, aussi caressante au toucher que l'étoffe satinée des martagons du jardin !