Texte - « Bêtes et gens qui s'aimèrent » Claude Farrère

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Le commencement de l'histoire, je ne le sais pas. Rien ne m'oblige, d'ailleurs, à confesser mon ignorance, sauf ma loyauté d'historien. Mais je préfère en vérité perdre la face que d'abuser impunément mes lecteurs et trancher au hasard le problème des sept villes qui pourraient se disputer l'honneur d'avoir donné le jour a mon héroïne, encore qu'elle ne soit en aucune façon descendante d'Homère. Je suppose qu'elle naquit à Paris ; je suppose même que ses père et mère devaient loger dans l'aristocratique arrondissement numéro sept ; non loin de ces Invalides qui groupent encore, autour de leur dôme splendide, tous les plus vieux noms, toutes les plus vieilles demeures de notre noblesse de France ... Je suppose tout cela ; mais ce ne sont que des suppositions. Et je n'affirme rien, sauf que ladite héroïne arriva chez moi, par une belle matinée de juin ou de juillet, dans une litière, - comme il sied à toute personne de qualité ; - et que cette litière était un panier : parce que la susdite héroïne était une chatte.

Une chatte ... j'exagère ! Disons plutôt qu'elle le devint. Car, dans ce premier instant qui vit les sentiers de nos deux existences s'approcher l'un de l'autre et se prolonger parallèlement, la chatte en question n'était qu'un petit, petit, tout petit chat, qu'un avorton de chaton. Et bien malin qui l'eût affirmée chatte plutôt que chat, ou le contraire ! Cela n'était qu'une boule de poils. Et cela venait d'arriver chez moi, ainsi que j'ai dit, dans un panier. Ôté le couvercle du contenant, je vis le contenu. C'était vivant, cela remuait. Et, tout de suite, cela s'escrime des quatre griffes pour sortir ; et, ma foi, cela y parvient.

En ce temps-là, je venais d'éprouver trois pertes les plus douloureuses du monde : ma grande chatte noire Messaline ; sa fille Tigresse, dont le nom révélait la robe ; et son fils Petite Vierge, une bestiole tricolore qui avait débauché coup sur coup tout ce que l'immeuble comptait de jeunes chattes bien nées, avant que lui-même eût eu l'âge légal de jeter sa propre gourme ... trois charmantes bêtes qui se partageaient mon coeur, comme a dit le poète : tous l'ayant tout entier ! ... Tout cela était mort, dans le temps que je prends pour l'écrire. Tigresse et Petite Vierge, sorties ensemble un matin du logis, le soir n'y étaient pas rentrées ; et voilà pour elles ; on n'en entendit plus parler, jamais. Messaline, qui rachetait par un étalage perpétuel de toutes les plus chastes vertus maternelles le souvenir un peu léger de sa marraine, Messaline, privée de son fils et de sa fille, en était morte immédiatement, comme il sied.

En ce temps-là donc, plus aucun chat dans ma maison. Et mon coeur en était attristé.

J'avais ordonné qu'on y pourvoit. J'avais offert aux divinités domestiques un sacrifice : plusieurs drachmes en offrande ; et la Lucine des chats, a qui la chose avait été probablement transmise, s'octroyait a n'en pas douter cette petite chose neuve qui, prudemment risquée hors cette litière qui était un panier, allongeait maintenant une à une, sur le tapis de ma chambre, des diminutifs de pattes ...

(Certes ! à n'en pas douter, la Lucine des chats, elle-même : la grande moulinette de la concierge n'avait-elle pas tout récemment fait ses couches ? sept jumeaux, beaux comme le jour ! ... Cette coïncidence valait une certitude. )

Seulement, une difficulté, dans le premier instant, surgit : - Les diminutifs de pattes déjà nommés apparaissent maintenant dans leur entier. Et c'étaient quatre touffes d'une peluche de soie très fine, mais noire et blanche. Noire et blanche. Or, feu ma dernière chatte Messaline était noire. Toute noire. Et toute noire pareillement, ou plutôt tout noir avait été son prédécesseur, feu mon avant-dernier chat Karakédy. La dynastie s'enorgueillissait d'être, depuis les temps les plus reculés, depuis des huit ans, des dix ans ! ... des douze ans, peut-être ! ... être ! ... couleur de nuit, sans tache. Un chat noir et blanc, vous avouerez que ce n'est pas du tout un chat noir !

J'allais donc, sans hésitation, signifier a l'intrus sa sentence, et prononcer l'exclusion perpétuelle : Vous qui vouliez entrer, quittez toute espérance ! quand l'intrus lui-même, oui, ce chaton malencontreux, ce rien du tout, ce mal-noirci de quatre sous émit tout a coup la prétention de plaider sa cause ! Oui bien : péremptoirement il leva le minois, une houppette à poudre de riz où luisaient deux cabochons de saphir ; il ouvrit la bouche, une coquille de corail d'où pointaient quatre quenottes d'ivoire tout neuf ; et il miaula ...

Oh ! il ne miaula guère : un seul miaou. Mais, dans ce miaou, que de choses ! et comme c'était dit ! Il plaidait magistralement, le chaton mal-noirci ! avec sobriété, précision, pathétisme, grandeur, éloquence ! Je ne parle pas chat couramment, vous pensez bien. Mais je sais tout de même, comme disait Figaro, le fond de la langue. Et je compris très bien : la harangue était claire !

- Quoi ! parce que la pauvre ignorante, ma mère, a cru que je serais plus joli comme cela ... parce que, sans que j'en sois responsable en rien, mon poil ... ici ... là ... et là encore ... n'est pas de la même couleur que partout ailleurs, - vous auriez l'affreux courage de me rejeter dans les ténèbres extérieures après m'avoir admis une minute à goûter la douce lumière du foyer, l'intimité tiède du chez-soi ! Et moi, chaton innocent, qui déjà me croyais élu à ce paradis des chats qu'est une maison paisible, féconde en pâtées savoureuses et en caresses et câlineries si chères à toute âme de chat bien né, je n'aurais plus qu'à repasser ce seuil de bon augure et à retrouver, hors le logis déjà aimé, l'exil, l'indigence, la faim et la pluie ! »

Mon coeur en chavira dans ma poitrine. Je ne prononçait pas la condamnation. Tout au contraire, j'accueillais le suppliant, séance tenant :

- Puisque tu es venu, ne t'en retourne pas, chat, - lui dis-je. - Demeure tel que tu es, chat, comme cela ! Et que tel soit désormais le nom dont tu seras nommé : Chat-comme-ça !

Quelques-uns de mes amis, à l'imagination un tantinet snobinette, nommèrent par la suite le Chat-comme-ça, Shah-Khom-Cah. Et d'autres, constatant par la suite encore que le Chat-comme-ça était une chatte, l'appelèrent Minette. Peu importe. Et pour ce qui va suivre, chacun peut assurément faire choix du nom qu'il aime le mieux.

Ainsi succéda sous mon toit, l'an du Seigneur dix-neuf cent dix et quelques, à feu la respectable Messaline, chatte toute noire, récemment morte de la même maladie que anciennement le bon roi Jacques V d'Écosse, à savoir de chagrin ; ainsi donc à feu la très respectable Messaline, chatte toute noire, succéda l'irréprochable Chat-comme-ça, chatte noire six fois tachée de blanc : au museau, au jabot et aux quatre bouts de ses quatre pattes.

Je viens de citer, a propos de mon chat, un roi. J'en demande bien pardon a mon chat : ç'a été faute d'objet de comparaison qui fût moins inconvenant. Il est bien clair que l'homme est supérieur aux autres bêtes. Mais il est bien clair aussi que le chat est supérieur a l'homme. La preuve la plus immédiate réside en ceci : que, des deux animaux vivants et libres qui vivent dans ma maison : a savoir de mon chat et de moi, un seul travaille, peine et gagne pour la communauté, et que les fruits de son labeur, sans être toutefois confisqués au seul profit de l'autre, sont partagés entre tous les deux, en sorte que mon chat mange, boit, dort et se chauffe aussi confortablement que je fais, sans s'être donné pour cela tracas ni fatigue. Ce qui démontre bien que je suis à peu près son esclave, et qu'il n'est en tout cas nullement le mien. Laissons d'ailleurs ces mots solennels de maîtres et d'esclaves, assez incompréhensibles à l'heure qu'il est. Je consens que je ne sois le serf ni de mon chat, ni de quiconque. Mais qu'on accorde à mon chat qu'il est pour le moins libre autant que moi. Si n'importe qui s'y refuse, je l'invite a la plus simple expérience. Voici le Chat-comme-ça, je vous le présente. Appelez-le, histoire d'essayer votre supériorité sur lui, et son assujettissement à vous. Et vous verrez avec quelle placide ironie, vous ayant très bien entendu et compris mieux encore, il ne vous obéira pas du tout, et restera où il est, immuable ment.

Tout cela, pour que les hommes mes congénères m'excusent, et acceptent de bon coeur que je puisse ici retracer les primes aventures d'un bébé de chat plus complaisamment que je ne ferais, s'il s'agissait des premières enfances d'un bébé d'homme. J'estime que ceci n'est point supérieur à cela, soit en intérêt, soit en importance. Et peut-être estimerez-vous vous-mêmes qu'en pittoresque, l'histoire du bébé de chat vaut plusieurs histoires de bébés d'hommes ?