Texte - « Dix-sept histoires de marins » Claude Farrère

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Madame, si vous êtes patiente assez pour couper toutes les trois cents pages de ce volume, vous verrez que dix-sept histoires s'y succèdent, lesquelles vous paraîtront, à les feuilleter, hétéroclites, donc mal faites pour loger ensemble à la même enseigne et dormir côte à côte sous une seule couverture jaune.

Leur unique excuse à voisiner si familièrement est de pouvoir se prétendre, malgré l'apparence contraire, proches parentes les unes des autres, par cette raison que tous les principaux personnages dont je vous parlais tantôt font partie, très véritablement, d'une race unique : la race des hommes qui vivent sur la mer, la race des femmes qui aiment ces hommes ou qui sont aimées par eux.

Madame, je ne mets point en doute que vous ne connaissiez la mer le mieux du monde ; - j'entends, que vous ne l'ayez mille fois contemplée du haut d'un cap, d'un môle, voire d'une passerelle de navire. - Et je n'ignore pas que vous comptez force marins parmi vos relations : votre oncle l'amiral, qui est membre de l'Union ; - ce midshipman anglais qui fut, l'hiver dernier, votre flirt, à Beaulieu ; - le kahouadji à turban qui élaborait naguère, à bord de votre dahabieh, cet incomparable café turc dont vous êtes encore fière ; - le vieux patron normand qui vous emmena jadis pêcher le hareng, sur son chalutier, au large de Trouville ; - moi-même ; - et tant d'autres ... J'ai peur tout de même que vous n'ayez pas bien su démêler, sur le visage de tous ces navigateurs, quoique un brin différents, cette secrète ressemblance qu'on ne peut ni contester, ni définir, et que votre nourrice nommait avec simplicité « l'empreinte du sang ». Elle s'y trouve néanmoins, croyez-le, et si vous aviez, ce qu'à Dieu ne plaise ! vécu comme moi, dix-neuf de vos plus belles années entre ciel et mer, sur un plancher mouvant dont les vaches n'ont jamais voulu, vous auriez mille et mille fois constaté, comme j'ai fait, que tous les hommes de mon espèce, sans distinction d'âge, de caste, de naissance, de couleur, et quelle qu'ait été leur patrie d'autrefois et la cité dont ils étaient citoyens - avant de devenir irrésistiblement sujets et serfs de sa seule Majesté l'Océan, - portent au visage, et au corps, et à l'âme, un caractère commun, une marque uniforme, une empreinte - plus profonde et plus indélébile que celle du sang : - l'empreinte de la mer. Le hasard m'a très souvent jeté à l'improviste sur des rivages lointains et saugrenus, et je me souviens d'avoir foulé la poussière de beaucoup de villes extravagantes à force d'être exotiques. J'y voyais, comme jadis don César de Bazan, parmi des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, des hommes nuancés non moins diversement ; mais je reconnaissais tout de même, et du premier coup d'œil, nonobstant leur couleur, ceux de ces hommes qui étaient marins comme moi, parce que les stigmates professionnels transparaissent toujours à travers leur épiderme pigmenté n'importe comment. Et ce n'est pas seulement leur apparence identique, ce n'est pas seulement leur similitude extérieure qui font des hommes de la mer une nation réelle, une seule nation, immuable de Buenos-Ayres à Vladivostok et de Bornéo à Terre-Neuve, c'est encore l'ensemble très homogène de leurs mœurs et de leurs coutumes, de leurs lois et de leurs préjugés, de leurs superstitions et de leurs religions. - Cette nation-là constituait même encore, il y a très peu d'années, la seule nation de purs gentilshommes en plein XXe siècle ...

Oui, Madame, moi, qui vous griffonne ces quatre pages, j'ai vu de mes yeux, j'ai touché de mes mains ce fabuleux, cet ahurissant anachronisme : une race entière, nombreuse de plusieurs millions d'êtres humains, laquelle race s'obstinait, dans notre âge de manufactures, de parlementarisme et de coups de bourse, à mépriser l'argent, à dédaigner la mort, et à vivre, somme toute, comme vécurent jadis dans leur meilleur temps les gens de qualité, vos aïeux ...

Il y a très peu d'années de cela ... dix années peut-être ... quinze, au plus ... La vérité m'oblige d'ailleurs à reconnaître que les choses ont quelque peu changé depuis, et non pas pour devenir plus belles. La faute en est à la télégraphie sans fil, aux turbines Parson et aux paquebots longs de quatre cents mètres. On traverse aujourd'hui l'Atlantique en quatre jours. Impossible, dans un laps si bref, d'oublier l'odeur et la couleur du rivage qu'on vient de quitter. Impossible de s'habituer comme il faudrait à l'étrange sensation de n'être plus sur terre. Impossible de devenir, même en s'y efforçant, ce que nous devenions jadis sans nous en apercevoir et sans y songer : des marins ...

Nous le sommes encore, nous, les aînés de la race ; nous le sommes tout à fait ; mais nos frères cadets commencent de ne plus l'être qu'à moitié ; et nos fils ne le seront plus du tout, - ne le seront plus jamais.

Nous disions tout à l'heure, Madame, que vous comptez parmi vos relations des marins, beaucoup de marins. À supposer même que tous ceux que vous croyez l'être le soient, - à supposer que vous en connaissiez par conséquent aujourd'hui autant que vous en croyiez connaître, - soyez persuadée que demain vous n'en connaîtrez plus que fort peu, et qu'après-demain vous n'en connaîtrez pas un seul. Parce qu'il n'y en aura plus nulle part.

Ceux que vous allez rencontrer çà et là, dans ce bouquin-ci, sont donc peut-être les derniers spécimens d'une tribu humaine près de disparaître et dont l'existence prolongée jusqu'à notre époque fut d'ailleurs, en quelque sorte, un défi à la chronologie, - j'oserais dire un défi au bon sens.

Daignez, Madame, leur être indulgente, comme on l'est aux moribonds ; et ne leur en veuillez pas trop s'ils heurtent parfois de front, un peu brutalement, vos opinions les plus respectables et vos habitudes les plus ancestrales. Ce ne sera pas malice de leur part. Pardonnez-leur en songeant que leurs habitudes et que leurs opinions à eux n'ont jamais ressemblé à celles du reste de la planète, et que c'est à cause de cette dissemblance, et faute d'avoir su se modifier, s'adapter et se civiliser, à l'instar de toutes raisonnables créatures, qu'ils auront très bientôt débarrassé le monde de leur baroque existence. Je me souviens exactement de la date, et pour cause : ce fut le 31 décembre 1894, - un lundi, - que, pour la première fois, j'entendis parler de Loreley Loredana, chanteuse d'opéra-comique. Il pleuvait, ce lundi-là, - comme il pleut souvent à Brest en Bretagne ; - et la rue de Siam n'était qu'un cloaque, où le pas des passants faisait gicler des feux d'artifice de boue.

Moi, j'avais quitté ma Victorieuse, après dîner, par le canot-major de huit heures. Sur rade, il ventait grand frais du sud-ouest, - c'est suroît qu'il faut prononcer ; - et le clapotis était dur. Dans la chambre du canot, nous étions cinq ou six enseignes à nous pelotonner en tas, sous l'abri douteux des manteaux suédois à grand capuchon. Au pont Gueydon, il fallut faire queue pour accoster, car les embarcations de toute l'escadre arrivaient ensemble. Les patrons injuriaient comme il sied, et il y eut des avirons engagés.

Comme enfin notre tour arrivait de crocher nos gaffes dans les boucles du ponton dansant, un tout petit youyou se faufile à poupe du gros canot de la Victorieuse et une voix que je connaissais m'interpelle :

- Ho ! Fargue ! ... ne « voulez » pas, vieux ! ... ou tu m'envoies balader en grande promenade ! ...