Texte - « Clio » Anatole France

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Il allait par le sentier qui suit le rivage le long des collines. Son front était nu, coupé de rides profondes et ceint d'un bandeau de laine rouge. Sur ses tempes les boucles blanches de ses cheveux flottaient au vent de la mer. Les flocons d'une barbe de neige se pressaient à son menton. Sa tunique et ses pieds nus avaient la couleur des chemins sur lesquels il errait depuis tant d'années. a son côté pendait une lyre grossière. On le nommait le Vieillard, on le nommait aussi le Chanteur. Il recevait encore un autre nom des enfants qu'il instruisait dans la poésie et dans la musique, et plusieurs l'appelaient l'Aveugle, parce que sur ses prunelles, que l'âge avait ternies, tombaient des paupières gonflées et rougies par la fumée des foyers où il avait coutume de s'asseoir pour chanter. Mais il ne vivait pas dans une nuit éternelle, et l'on disait qu'il voyait ce que les autres humains ne voient pas. Depuis trois âges d'hommes, il allait sans cesse par les villes. Et voici qu'après avoir chanté tout le jour chez un roi de gea, il retournait à sa maison, dont il pouvait déjà voir le toit fumer au loin ; car, ayant marché toute la nuit, sans s'arrêter, de peur d'être surpris par l'ardeur du jour, il découvrit, dans la clarté de l'aurore, la blanche Kymé, sa patrie. Accompagné de son chien, appuyé sur son bâton recourbé, il s'avançait d'un pas lent, le corps droit, la tête haute, par un reste de vigueur et pour s'opposer à la pente du chemin, qui descendait dans une étroite vallée. Le soleil, en se levant sur les montagnes d'Asie, revêtait d'une lumière rose les nuages légers du ciel et les côtes des îles semées dans la mer. Le rivage étincelant. Mais les collines, couronnées de lentisques et de térébinthes, qui s'étendait du côté de l'Orient, retenaient encore dans leur ombre la douce fraîcheur de la nuit.

Le Vieillard compta sur le sol en pente la longueur de douze fois douze lances et reconnut à sa gauche, entre les parois de deux roches jumelles, l'étroite entrée d'un bois sacré. Là, s'élevait au bord d'une source un autel de pierres non taillées.

Un laurier le recouvrait à demi de ses rameaux chargés de fleurs éclatantes. Sur l'aire foulée, devant l'autel, blanchissaient les os des victimes. Tout alentour, des offrandes étaient suspendues aux branches des oliviers. Et, plus avant, dans l'ombre horrible de la gorge, deux chênes antiques se dressaient, portant clouées à leur tronc des têtes décharnées de taureaux. Sachant que cet autel était consacré a Phoebos, le vieillard pénétra dans le bois et, tirant de sa ceinture où elle était retenue par l'anse, une petite coupe de terre, il se pencha sur le ruisseau qui, dans un lit d'ache et de cresson, par de longs détours, cherchait la prairie. Il remplit sa coupe d'eau fraîche, et, comme il était pieux, il en versa quelques gouttes devant l'autel, avant de boire. Il adorait les dieux immortels qui ne connaissent ni la souffrance ni la mort, tandis que sur la terre se succèdent les générations misérables des hommes. Alors il fut saisi d'épouvante et il redoute les flèches du fils de Léto. Accablé de maux et chargé d'ans, il aimait la lumière du jour et craignait de mourir. C'est pourquoi il eut une bonne pensée. Il inclina le tronc flexible d'un ormeau et, le ramenant à lui, suspendit la coupe d'argile à la cime du jeune arbre qui, se redressant, porta vers le large ciel l'offrande du vieillard.

La blanche Kymé s'élevait, ceinte de murs, sur le rivage de la mer. Une chaussée montueuse, pavée de pierres plates, conduisait a la porte de la ville. Cette porte avait été construite dans des âges dont toute mémoire était perdue, et l'on disait que c'était un ouvrage des Dieux. On voyait, gravés dans la pierre du linteau, plusieurs signes que personne ne savait expliquer, mais qui étaient regardés comme des signes heureux. Non loin de cette porte s'étendait la place publique où luisaient, sous les arbres, les bancs des anciens. C'est auprès de cette place, sur le côté opposé à la mer, que s'arrêta le Vieillard. Là était sa maison. Étroite et basse, elle n'égalait pas en beauté la maison voisine où un devin illustre vivait avec ses enfants. L'entrée disparaissait à demi sous un tas de fumier qu'un porc fouillait de son groin. Ce tas était modique et non pas ample comme il s'en voit devant les demeures des hommes riches. Mais derrière la maison s'étendait un verger et des étables que le Vieillard avait construites de ses mains, en pierres non équarries. Le soleil gagnait les hauteurs du ciel blanchi ; la brise de la mer était tombée. Un feu subtil, flottant dans l'air, brûlait les poitrines des hommes et des animaux. Le Vieillard s'arrêta un moment sur le seuil pour essuyer du revers de sa main la sueur de son front. Son chien, l'oeil attentif et la langue pendante, immobile, soufflet.

La vieille Mélantho, venue du fond de la demeure, parut sur le seuil et prononça de bonnes paroles. Elle s'était fait attendre, parce qu'un Dieu avait mis dans ses jambes un esprit mauvais qui les gonflait et les rendait plus lourdes que deux outres de vin. C'était une esclave carienne, qu'un roi avait donnée jeune au chanteur, alors jeune et plein de force. Et elle avait conçu dans le lit de son nouveau maître un grand nombre d'enfants. Mais il n'en restait pas un seul a la maison. Les uns étaient morts, les autres s'en étaient allés au loin pour exercer dans les villes des Achéens l'art du chanteur ou celui du charron, car tous étaient doués d'un esprit ingénieux. Et Mélantho demeurait seule dans la maison avec Arété, sa bru, et les deux enfants d'Arété.

Elle accompagna le maître dans la grande salle aux poutres enfumées, au milieu de laquelle, devant l'autel domestique, s'étendait, couverte de braises rouges et de graisses fondues, la pierre du foyer. Autour de la salle s'ouvraient, sur deux étages, des chambres étroites ; et un escalier de bois conduisait aux chambres hautes des femmes. Contre les piliers qui soutenaient le toit reposent les armes de bronze que le vieillard portait dans sa jeunesse, alors qu'il suivait les rois dans les villes, où ils allaient sur leurs chars reprendre des filles de Kymé que des héros avaient enlevées. Une cuisse de boeuf était pendue à l'une des solides.

Les anciens de la ville l'avaient envoyée la veille au chanteur pour l'honorer. Il se réjouit à cette vue. Debout, tirant un long souffle de sa poitrine desséchée par l'âge, il ôta de dessous sa tunique, avec quelques gousses d'ail, restes de son souper agreste, le présent qu'il avait reçu du roi d'Ægea, une pierre tombée du ciel et précieuse, car elle était de fer, mais trop petite pour former une pointe de lance. Il rapportait encore un caillou qu'il avait trouvé sur son chemin. Ce caillou, quand on le regardait d'un certain côté, présentait l'image d'une tête d'homme. Et le Vieillard, le montrant à Mélantho :

- Femme, vois, lui dit-il, que ce caillou est à la ressemblance de Pakôros, le forgeron ; ce n'est pas sans la permission des Dieux qu'une pierre est à ce point semblable à Pakôros.

Et quand la vieille Mélantho lui eût versé de l'eau sur les pieds et sur les mains pour effacer la poussière qui les souillaient, il saisit entre ses deux bras la cuisse de boeuf, la porta sur l'autel et commença a la dépouiller. Étant sage et prudent, il ne laissait point aux femmes ni aux enfants le soin de préparer le repas ; et, à l'exemple des rois, il faisait cuire lui-même la chair des animaux.

Cependant Mélantho ranimer le feu du foyer. Elle soufflait sur les brindilles de bois sec jusqu'à ce qu'un Dieu les enveloppait de flammes. Bien que cette tâche fût sainte, le Vieillard souffrait qu'elle fût accomplie par une femme, a cause de la fatigue et de la vieillesse dont il était accablé. La flamme ayant jailli, il y jeta les chairs découpées, qu'il retournait avec une fourche de bronze. Assis sur ses talons, il respirait l'âcre fumée qui, remplissant la salle, lui tirait les larmes des yeux ; mais son esprit n'en était point irrité, à cause de l'habitude, et parce que cette fumée était signe d'abondance. a mesure que la rudesse des chairs était domptée par la force invincible du feu, il portait les morceaux à sa bouche, et, les broyant avec lenteur entre ses dents usées, il mangeait en silence. Debout à son côté, la vieille Mélantho lui versait le vin noir dans une coupe d'argile semblable à celle qu'il avait donnée au Dieu.

Quand il eut apaisé sa faim et sa soif, il demanda si tout était bien dans la maison et dans l'étable. Et il s'enquit de la laine tissée en son absence, des fromages mis sur l'éclisse et des olives mûres pour le pressoir. Et, songeant qu'il possédait peu de biens, il dit :

- Les héros nourrissent dans les prairies des troupeaux de boeufs et de génisses. Ils ont des esclaves beaux et robustes en grand nombre ; les portes de leur maison sont d'ivoire et d'airain, et leurs tables sont chargées de cratères d'or. La force de leur coeur leur assure des richesses, qu'ils gardent parfois jusqu'au déclin de l'âge. Certes, dans ma jeunesse, je les égalait en courage, mais je n'avais ni chevaux, ni chars, ni serviteurs, ni même une armure assez épaisse pour les égaler dans les combats et pour y gagner des trépieds d'or et des femmes d'une grande beauté. Celui qui combat à pied, avec de faibles armes, ne peut pas tuer beaucoup d'ennemis, parce que lui-même il craint la mort. Aussi, combattant sous les murs des villes, dans la foule obscure des serviteurs, je n'ai jamais rapporté de riches dépouilles.