Texte - « La Robe brodée d'argent » M. Maryan

fermez et commencez à taper
Après le dîner de midi, le maire le condamna au repos pour le reste de la journée et fit descendre du grenier dans le salon un vieux canapé aux pieds fragiles, revêtu d'un brocart usé jusqu'à la corde. On lui apporta d'autres livres de prix, une histoire de la Vendée, deux ou trois journaux datant de plusieurs jours ; puis les jeunes filles, prenant un ouvrage de couture, s'installèrent près de la fenêtre, laissant grande ouverte la porte de la salle et celle de la cuisine, pour surveiller Marianna qui avait des tendances à s'endormir trop près du feu.

Naturellement les livres ne furent pas ouverts, et quand Landry eut jeté un coup d'œil languissant sur les journaux, il trouva délicieux de causer avec les deux cousines.

Il ressentait maintenant un certain bien-être, malgré sa fatigue ; mais le calme qui l'enveloppait était vraiment reposant. Le soleil avait tourné autour de la maison, et c'était du côté du jardin qu'il éclairait maintenant la chambre soudain égayée. De grandes plaques de lumières luisaient sur les bahuts de chêne noir, un rayon rempli d'atomes dansants tremblait sur le vieux plancher ; devant la fenêtre ouverte, une branche de passiflore se balançait lentement, et Landry se surprenait épiant l'apparition de la grande fleur violette qui s'abaissent par instants dans le cadre de pierre. Au loin, par-delà les pommiers noueux et les carrés de légumes, le sol remontait en pente douce, d'abord tapissé de champs qui ressemblaient aux carrés d'un échiquier, puis prenant les teintes brunes de la bruyère fanée. Plus loin encore, la chaîne aux cimes rondes et lourdes s'estompent dans un brouillard doré. Et sur tout cela un grand silence planait, mais ce silence frémissant et mystérieux qui recèle la vie.

Évidemment, les nièces du maire vivaient dans un grand isolement. Le manoir de Coatlanguy n'avait point de voisinage ; de rares relations, que Landry devina harmonieuses, avec deux ou trois châtelains en communauté d'idées politiques avec le maire, constituaient seules la vie mondaine de Loïzik et de Léna. Il était aisé de deviner que la première s'arrangeait de cette vie solitaire. Peut-être un rayon intérieur l'éclairer-il, peut-être un espoir en réjouissait-il la monotonie ; Landry avait remarqué l'entente silencieuse qui semblait exister entre la jeune fille et son cousin : la vieille ferme deviendrait son foyer ; les saintes amours de l'épouse, les tendresses de la mère suffiraient à cette créature tranquille, qui continuerait le sillon commencé. Mais il n'était pas moins facile de constater que, dans l'âme de Léna, un élan sans cesse brisé l'entraîne hors de cette sphère ; elle souffrait de l'isolement, de l'absence de distractions, de la routine qui avait sa part dans les habitudes et même dans les idées de son oncle. Et, chose singulière, Landry, qui admirait avec un respect attendri la paisible Loïzik et ses humbles et utiles perspectives, comprenait intensément et plaignait avec une étrange ardeur les regrets et les secrètes souffrances qu'il devinait chez Léna.

Dans ce milieu très simple, la réserve mondaine, le convenu surtout n'étaient pas de mise. Landry ayant exprimé son admiration pour le caractère de son hôte, ce caractère tout d'une pièce, comme il s'en rencontre si peu a notre époque, dans notre milieu à la fois dissolvant et compliqué, Léna laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et dit avec une impatience plaintive :

- Oui, l'oncle Alain a une belle nature, droite, généreuse, mais inflexible et par trop absolue. Il n'admet pas que le bien puisse exister sous une autre forme que celle qu'il conçoit, et il ne comprend pas qu'on puisse avoir d'autres aspirations que les siennes !

-Léna ! dit doucement Loïzik, regardant sa cousine d'un air grave.

Celle-ci rougit, mais secoua la tête.

- Pourquoi ne dirais-je pas ce que je pense ? C'est l'objet de nos seules discussions, et tu sais que je ne cache pas ma pensée a mon oncle lui-même.

- Oui, c'est vrai ; et lui, qui ne supporte pas la contradiction, t'écoute avec patience et prend la peine de raisonner avec toi.

- C'est une peine perdue ! S'écria Léna avec impatience. Je l'aime, je le respecte, je l'admire, même ; mais il y a des choses que je lui pardonne difficilement ...

- Oh ! comment peux-tu, interrompit sa cousine d'un ton à la fois effrayé et douloureux, prononcer le mot de pardon en parlant de celui à qui nous devons tant ! Monsieur, ajouta-t-elle avec simplicité, ne prenez pas mauvaise idée de Léna ... Elle a un cœur d'or et personne n'aime plus notre oncle qu'elle ...

- Certes, je l'aime, ne viens-je pas de le dire ? Mais je ne puis m'empêcher de penser qu'il a détruit mon bonheur en me faisant entrevoir ce qu'il ne voulait ou ne pouvait pas me donner. S'il tenait absolument à faire de moi une paysanne, il ne fallait pas m'éloigner de ce village, il ne fallait pas me placer dans une maison d'un ordre trop élevé, avec des jeunes filles dont, après tout, je suis l'égale,-car j'ai du sang noble dans les veines,-pour m'ôter ensuite le costume qui me rendait pareille à elles et me ramener dans ce coin perdu, que l'instruction reçue sert seulement à me rendre plus odieux !

- Oh ! Léna ! ... répéta Loïzik avec douleur.

- Voulez-vous me permettre de protester en faveur de ce ravissant costume ? Dit Landry en souriant. Vraiment, les femmes s'inquiètent plus de la mode que de ce qui leur sied ! Quel chapeau parisien vaut ces dentelles légères ?

- Oui, mais c'est un chapeau ! Dit naïvement Léna. Et hors de cette région, on ne peut savoir qui nous sommes ; on se méprend, même, à notre costume, et j'ai eu la mortification, un jour que notre oncle nous avait menées à Quimper, d'entendre murmurer que la place des paysannes n'était pas à la table d'hôte.

- Mais qu'est-ce que cela peut te faire, Léna ? Après tout, nous sommes des paysannes, même toi qui t'appelles de Coatlanguy. Depuis combien de générations les tiens se sont-ils alliés avec des cultivateurs !

- Alors, il ne fallait pas me faire élever avec tant de raffinements ! Murmura Léna, reprenant son ouvrage d'un geste impatient.

Landry, cependant, détourna la conversation, bien qu'elle l'intéressait, et que la souffrance de Léna trouva en lui un écho singulier. Les jeunes filles ne s'étaient guère éloignées de leurs pays sauvages ; elles avaient en toutes choses une ignorance naïve qui ne provenait nullement d'une intelligence bornée, et elles questionnaient curieusement, s'émerveillent de ce que cet homme a peine plus âgé qu'elles eût déjà vu tant de choses, parcouru tant de pays, admiré tant de chefs-d'oeuvre qu'elles ne connaissaient que de nom, et même connu des personnages qui leur semblaient légendaires : peintres illustres, écrivains en renom, prédicateurs célèbres.

Cependant, Loïzik s'arracha avec regret à ces récits intéressants, et rappela à sa cousine qu'il fallait aller à la laiterie, et se hâter, puisque le recteur les attendait pour arranger l'église.

Landry alla voir le jardin ; mais à peine quelques pieds de rosiers et quelques reines-marguerite relevaient la vulgarité des carrés de légumes. L'avenue, de l'autre côté de la maison, était plus pittoresque, avec ses chênes trapus, ses lisières de fougère rougissante, ses talus dorés d'ajoncs. Le temps commençait à lui paraître un peu long. Le maire et son fils, occupés à leurs affaires, semblaient avoir oublié sa présence et les jeunes filles ne reparaissait plus. Vers la fin de la journée, il y eut une diversion : le chauffeur et un mécanicien arrivèrent en auto, et malgré les recommandations de son hôte, Landry partit avec eux pour examiner sa machine. L'accident était moins compliqué qu'il ne l'avait craint. On remit un pneu tant bien que mal, on réquisitionne des chevaux a la ferme la plus proche, et, tandis que la machine s'en allait ainsi piteusement à la gare, Landry fut reconduit au manoir, après avoir annoncé au mécanicien son arrivée à Morlaix pour le lundi soir.

Il s'attendait à quelques reproches du maire, dont il n'avait pas suivi les conseils.