Texte - « La Vie Électrique » Albert Robida

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Ils parlaient sciences appliquées, instruction, électricité, morale nouvelle et politique scientifique. Estelle Lacombe, quand elle sut que le hasard l'avait mise en présence téléphonoscopique du fils de ce grand Philox, prit naïvement devant Georges une attitude d'élève, ce qui fit bien rire le jeune homme.

« Je suis le fils de l'illustre Philox, comme vous dites, fit-il, mais je ne suis moi-même qu'un bien pauvre disciple ; et, puisque vous voulez bien me faire confidence de vos insuccès, sachez donc que tout a l'heure, au moment où la tornade éclata, mon père était en train de m'administrer ce qui s'appelle un rebrousse-fil de vraiment premier ordre, c'est-à-dire un joli petit savon, et de me reprocher mon insuffisance scientifique ... et c'était mérité, trop mérité, je le reconnais !.

- Oh ! non, non ; ce que le grand Philox Lorris peut traiter de faiblesse scientifique, pour moi c'est encore la force, la force écrasante ... Ah ! si je pouvais arriver seulement au premier grade d'ingénieur !

- Vous vous empressez de dire : ouf ! et de laisser là vos livres » dit Georges en riant.

La jeune fille sourit sans répondre et remua machinalement la montagne de cahiers et de livres qui couvrait son bureau.

« Mademoiselle, si cela peut vous servir, je vous enverrai quelques-uns de mes cahiers et les phonogrammes de quelques conférences de mon père aux ingénieurs de son laboratoire ...

- Que de remerciements, monsieur ! J'essaierai de comprendre, je ferai tous mes efforts. »

Brusquement une sonnerie tinta et le Télé s'obscurcit. L'image de la jeune fille disparut. Georges demeura seul dans sa chambre. Au poste central des Télés, les avaries causées par la tournade étant réparées, le jeu normal des appareils reprenait et la communication provisoire cessait partout.

Georges, consultant sa montre, vit que le temps avait coulé vite pendant sa conversation et que l'heure de se rendre au laboratoire était arrivée. Il pressa un bouton, la porte de sa chambre s'ouvrit d'elle-même, un ascenseur parut ; il se jeta dedans et fut transporté en un quart de minute à l'embarcadère supérieur, un très haut belvédère sur le toit, abritant l'entrée principale de la maison.

La loge du concierge, placée maintenant, dans toutes les habitations, en raison de la circulation aérienne, à la porte supérieure, sur la plate-forme embarcadère, était, chez Philox Lorris, remplacée, ainsi que le concierge lui-même, par un poste électrique où tous les services se trouvaient assurés par un système de boutons à presser.

Un aerocab, sorti tout seul de la remise aérienne et filant sur une tringle de fer, attendait déjà Georges à l'embarcadère. Le jeune homme, avant de sauter dedans, jeta un regard sur l'immense Paris étendu devant lui dans la vallée de la Seine, à perte de vue, jusque vers Fontainebleau rattrapé par le faubourg du Sud. La vie aérienne suspendue pendant l'ouragan électrique reprenait son cours ; le ciel était sillonné déjà de véhicules de toutes sortes, aéronefs-omnibus se suivant à la file et cherchant à rattraper leur retard, aéro flèches des lignes de province ou de l'étranger, lancées à toute vitesse, aérocabs, aérocars fourmillant autour des stations de Tubes où les trains retenus devaient se suivre presque sans intervalles. Dans l'Ouest s'avançait majestueusement, estompé dans la brume lointaine, un gigantesque aéro-paquebot de l'Amérique du Sud qui avait failli se trouver pris dans la tornade et ajouter un chapitre de plus à l'histoire des grands sinistres.

« Allons travailler ! » dit enfin Georges en dégageant de sa tringle l'aérocab, qui fila bientôt vers un des laboratoires Philox Lorris, établis avec les usines d'essai, sur un terrain de 40 hectares dans la plaine de Gonesse.

Pendant ce temps, à Lauterbrunnen-Station, Estelle Lacombe, demeurée seule, laissait bien vite ses cahiers et courait à sa fenêtre pour interroger anxieusement l'horizon. Pendant l'ouragan, n'était-il rien arrivé à sa mère dans sa course a Paris, ou à son père dans sa tournée d'inspection ? Tout était tranquille dans la montagne ; le Casino aérien, redescendu à Lauterbrunnen-Station au premier signal d'alarme, remontait doucement aux couches supérieures, pour donner à ses hôtes le spectacle du coucher du soleil derrière les cimes neigeuses de l'Oberland.

Estelle ne resta pas longtemps dans l'inquiétude : un aérocab venant d'Interlaken parut tout à coup, et la jeune fille, avec le secours d'une lorgnette, reconnut sa mère penchée à la portière et pressant le mécanicien. Mais aussitôt une sonnerie du Télé fit retourner Estelle, qui jeta un cri de joie en reconnaissant son père sur la plaque.

M. Lacombe, dans une logette de phare, de l'air d'un homme très pressé, se hâta de parler :

« Eh bien ! fillette, tout s'est bien passé ? Rien de cassé par cette diablesse de tornade, hein ? Heureux ! Je t'embrasse ! J'étais inquiet ... Où est maman ?

- Maman revient ! Elle arrive de Paris.

- Encore ! fit M. Lacombe. A Paris ! pendant cette tourmente ! Quelle inquiétude, si j'avais su !

- La voici.

- Je n'ai pas le temps ! Gronde-la pour moi ! Je suis resté en panne pendant la tornade au phare 189, à Bellinzona ; je serai à la maison vers neuf heures ; ne m'attendez pas pour dîner ... »

Drinn ! Il avait déjà disparu. Au même moment, Mme Lacombe mettait le pied sur le balcon et payait précipitamment son aérocab. La porte du balcon s'ouvrit et la bonne dame, chargée de paquets, s'écroula dans un fauteuil.

« Ouf ! ma chérie, comme j'ai eu peur ! Tu sais que j'ai vu plusieurs accidents.

- Je viens de communiquer avec papa, répondit Estelle en embrassant sa mère ; il est au 189, à Bellinzona ; il va bien, pas d'accident. Et toi, maman ?

- Oh ! moi, mon enfant, je suis mourante ! Quelle tempête ! Quelle affreuse tournade ! Tu verras les détails dans le Téléjournal de ce soir. C'est effrayant ! Tu sais que, tout bien réfléchi, je n'ai pas changé le chapeau rose. Figure-toi que j'étais à Babel-Magasins quand elle a éclaté, cette tornade ; j'y suis restée trois heures, affolée, mon enfant, littéralement affolée !. J'en ai profité pour voir ce qu'ils avaient de nouveau dans les demi-soies à 14 fr. 50. Il est tombé devant Babel-Magasins des débris d'aéronefs, il y a eu tant d'accidents !. Et puis, dans les dentelles pour manchettes ou collerettes, j'ai trouvé quelque chose de délicieux ... et de très avantageux !. Oui, mon enfant, j'ai vu, de mes yeux vu, de la plate-forme de Babel-Magasins, un abordage d'aéronefs au milieu des éclairs quand le fluide a passé. Ce fut horrible. Voyons, n'ai-je pas oublié quelque paquet ? Non, tout est bien là. Et j'étais inquiète, ma pauvre chérie ; je me suis précipitée dans la salle des Télés dès que je l'ai pu, pour te voir et te faire une foule de recommandations, mais les Télés étaient détraqués. Quelle administration ! Quelle mécanique ridicule ! Et on appelle ça la science ! J'arrive, je veux prendre une communication. Drinn ! J'aperçois un intérieur de caserne avec un major en train de faire la théorie des pompes à mitraille à ses hommes ... Oh ! je suis ferrée là-dessus maintenant ... et des jurons, mon enfant, des jurons affreux, parce qu'il y avait un des hommes. une espèce de moule ... - bon, voilà que je parle comme le major maintenant !- qui ne saisissait pas le mécanisme. Oh ! dans les vingt-quatre Télés du magasin, rien que des scènes semblables, des communications qu'on ne pouvait pas couper. Quelle administration !

- Oui, je sais, dit Estelle ; on a donné provisoirement, pendant le travail nécessité par les avaries, une communication quelconque a tous les abonnés.

- Et ici, mon enfant, j'espère que tu n'es pas tombée sur une communication désagréable.

- Non, maman, au contraire ! C'est-a-dire, fit Estelle en rougissant, que nous avions communication avec un jeune homme très comme il faut. »

- A ces mots, Mme Lacombe sursauta.

« Un jeune homme, parle, tu m'inquiètes ! Mon Dieu ! quelle administration ridicule que celle des Télés ! Sont-ils inconvenants parfois avec leurs erreurs ou leurs accidents ! On voit bien que leurs employées sont de jeunes linottes qui ne songent qu'à bavarder, a médire, à se moquer des abonnés, à rire des petits secrets qu'elles peuvent surprendre ! ... Un jeune homme !. Oh ! je me plaindrai !

- Attends, maman !. c'était le fils de Philox Lorris !

- Le fils de Philox Lorris ! s'écria Mme Lacombe ; tu ne t'es pas sauvée, n'est-ce pas ? tu lui as parlé ?

- Oui, maman.

- J'aurais mieux aimé le grand Philox Lorris lui-même ; mais enfin j'espère que tu n'as pas baissé la tête comme une petite sotte, ainsi que tu le fais devant ces messieurs des examens ?

- J'avais très peur, maman, la tornade m'avait terrifiée. il m'a rassurée ...

- Je suppose que tu as montré pourtant, par quelques mots spirituels, mais techniques, sur la tornade électrique, que tu étais ferrée sur tes sciences, que tu avais tes diplômes.

- Je ne sais trop ce que j'ai pu dire ... mais ce monsieur a été très aimable ; il a vu mon insuffisance, au contraire, car il doit m'envoyer des notes, des phonogrammes de conférences de son père.

- De son père ! de l'illustre Philox Lorris ! Quelle heureuse chance ! Ces Télés ont quelquefois du bon avec leurs erreurs ... je le reconnais tout de même. Il t'enverra des phonogrammes, je ferai une petite visite de remerciements, je parlerai de ton père qui croupit dans un poste secondaire aux Phares alpins. J'obtiendrai une recommandation du grand Philox Lorris et ton père aura de l'avancement. Je me charge de tout, embrasse-moi ! »

Drinn ! Drinn ! C'était le Télé. Dans la plaque apparut encore M. Lacombe.