Texte - « Le Piccinino » George Sand

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Enfin il soupirait sans cesse après le moment où il pourrait revoir sa chère fournaise et sa bouche d'enfer bien-aimée.

Lorsque Michel et Mila, qui étaient habitués à sa bonne humeur, le voyaient rêveur et abattu, ils s'infligent et s'inquiétaient, comme il arrive toujours à l'égard des personnes qui ne sont tristes que par exception. Il avouait alors à ses enfants qu'il pensait à son pays. « Si je n'étais d'une forte santé, leur disait-il, et si je ne me faisais une raison, il y a longtemps que le mal du pays m'aurait fait mourir. »

Mais lorsque ses enfants lui parlaient de retourner en Sicile, il remuait un doigt d'une manière significative, comme pour leur dire : « Je ne puis plus franchir le détroit : je n'échappera à Charybde que pour tomber dans Scylla. »

Une fois ou deux il lui échappa de leur dire : « Le prince Dionigi est mort depuis longtemps, mais son frère Ieronimo ne l'est pas. » Et quand ses enfants le questionnaient sur ce qu'il avait à craindre du prince Ieronimo, il remua encore le doigt et ajouta : « Silence là-dessus ! c'est encore trop pour moi que de nommer devant vous ces princes-là. »

Enfin, un jour, Pier-Angelo, travaillant dans un palais de Rome, ramassa une gazette qu'il trouva par terre, et la montrant à Michel qui, au sortir du musée de peinture, était venu le voir. - »Quel chagrin pour moi, lui dit-il, de ne savoir pas lire ! Je parie qu'il y a là-dedans quelque nouvelle de ma chère Sicile. Tiens, tiens, Michel, qu'est-ce que c'est que ce mot-là ? Je jurerais que c'est le nom de Catane. Oui, oui, je sais lire ce nom ! Eh bien ! regarde, et dis-moi ce qui se passe à Catane, a l'heure qu'il est. »

Michel jeta les yeux sur le journal, et vit qu'il était question d'éclairer les principales rues de Catane au gaz hydrogène.

- Vive Dieu ! s'écria Pier-Angelo ; voir l'Etna a la clarté du gaz ! Que ce sera beau !

Et de joie, il fit sauter son bonnet au plafond.

- Il y a encore une nouvelle, dit le jeune homme en parcourant le journal. « Le cardinal-prince Ieronimo de Palmarosa a été obligé de suspendre l'exercice des fonctions importantes que le gouvernement napolitain lui avait confiées. Son Éminence vient d'être frappée d'une attaque de paralysie qui a fait craindre pour ses jours. En attendant que la science médicale puisse se prononcer sur la situation morale et physique de ce noble personnage, le gouvernement a confié ses fonctions provisoirement à Son Excellence le marquis de ... »

- Et que m'importe à qui ? S'écria Pier-Angelo en arrachant le journal des mains de son fils avec un enthousiasme extraordinaire, le prince Ieronimo va rejoindre son frère Dionigi dans la tombe, et nous sommes sauvés ! » Puis, essayant d'épeler lui-même le nom du prince Ieronimo, comme s'il eût craint une méprise de la part de son fils, il lui rendit le papier public, en lui disant de relire bien exactement et bien lentement le paragraphe.

Quand ce fut fait, Pier-Angelo fit un grand signe de croix :

- O Providence ! s'écria-t-il, tu as permis que le vieux Pier-Angelo vit l'extinction de ses persécuteurs, et qu'il pût retourner dans sa ville natale ! Michel, embrasse-moi ! Cet événement n'a pas moins d'importance pour toi que pour moi-même. Quoi qu'il arrive, mon enfant, souviens-toi que Pier-Angelo Lavoratori a été pour toi un bon père !

- Que voulez-vous dire, mon père ? Courez-vous encore quelque danger ? Si vous devez retourner en Sicile, je vous y suivrai.

- Nous parlerons de cela, Michel. En attendant, silence ! Oublie même les paroles qui me sont échappées. »

Deux jours après, Pier-Angelo pliait bagage et partait pour Catane avec sa fille. Il ne voulut pas emmener Michel, quelque instance que ce dernier pût lui faire.

- Non, lui dit-il. Je ne sais pas au juste si je pourrai m'installer a Catane, car je me suis fait lire les gazettes, ce matin encore, et on ne dit point que le cardinal Ieronimo soit mort. On n'en parle point. Un personnage si protégé du gouvernement et si riche ne pourrait ni guérir ni trépasser sans qu'on en fit grand bruit. J'en conclus qu'il respire encore, mais qu'il n'en vaut guère mieux. Son remplaçant par intérim est un brave seigneur, bon patriote et ami du peuple. Je n'ai rien à craindre de la police tant que nous aurons affaire à lui. Mais enfin, si par miracle ce prince Ieronimo revenait à la vie et à la santé, il me faudrait revenir ici au plus vite ; et alors a quoi bon l'avoir fait faire ce voyage qui interrompt ses études ?

- Mais, dit Michel, pourquoi ne pas attendre que le sort de ce prince se décide, pour partir vous-même ? Je ne sais pas ce que vous avez à craindre de lui et du séjour de Catane, mon père ; car vous n'avez jamais voulu vous expliquer clairement à cet égard ; mais je suis effrayé de vous voir partir seul avec cette enfant, pour une terre où vous n'êtes pas sûr d'être bien accueilli. Je sais que la police des gouvernements absolus est ombrageuse, tracassière ; et n'eussiez-vous a redouter qu'un emprisonnement momentané, que deviendrait notre petite Mila, seule, dans une ville où vous ne connaissez plus personne ? Laissez-moi vous accompagner, au nom du ciel ! je serai le défenseur et le gardien de Mila, et, quand je vous verrai tranquilles et bien installés, s'il vous plaît de rester en Sicile, je reviendrai reprendre mes études à Rome.

- Oui, Michel, je le sais, et je le comprends, repartit Pier-Angelo. Tu n'as aucun désir de rester en Sicile, et ta jeune ambition s'arrangerait mal du séjour d'une île que tu crois privée des ressources et des monuments de l'art. Tu te trompes ; nous avons de si beaux monuments ! Palerme en fourmille, l'Etna est le plus grand spectacle que la nature puisse offrir à un peintre, et, quant aux peintures, nous en avons. Le Morealèse a rempli notre patrie de chefs-d'oeuvre comparables à ceux de Rome et de Florence !

- Pardon, mon père, dit Michel en souriant. Le Morealèse n'est point à comparé à Raphaël, a Michel-Ange, ni à aucun des maîtres de l'école florentine.

- Qu'en sais-tu ? Voilà bien les enfants ! Tu n'as pas vu ses grandes œuvres, ses meilleurs morceaux ; tu les verrais chez nous. Et quel climat ! quel ciel ! quels fruits ! quelle terre promise !

- Eh bien, père, permets-moi de t'y suivre, dit Michel. C'est précisément ce que je te demande.

- Non ! non ! s'écria Pier-Angelo vivement. Je m'oubliais à te vanter Catane, et je ne veux pas que tu m'y suis maintenant ; je sais que ton bon coeur et ta sollicitude pour nous te le conseillent ; mais je sais aussi que ta fantaisie ne t'y porte pas. Je veux que cela te vienne naturellement, quand l'heure de la destinée aura sonné, et que tu baises alors le sol de ta patrie avec amour, au lieu de le fouler aujourd'hui avec dédain.

- Ce sont là, mon père, des raisons de peu de valeur auprès des inquiétudes que je vais éprouver en votre absence. J'aime mieux m'ennuyer et perdre mon temps en Sicile que de vous y laisser aller sans moi, et de rêver ici périls et catastrophes pour vous.

- Merci, mon enfant et adieu ! Lui dit le vieillard en l'embrassant avec tendresse. Si tu veux que je te le dise clairement, je ne peux pas t'emmener. Voici la moitié de l'argent que je possède, ménage-le jusqu'à ce que je puisse t'en envoyer d'autre. Tu peux compter que je ne perdrai pas mon temps à Catane, et que j'y travaille assidûment pour te procurer de quoi continuer la peinture. Il me faut le temps d'arriver et de m'installer, après quoi, je trouverai de l'ouvrage, car j'avais beaucoup d'amis et de protecteurs dans mon pays, et je sais que j'en retrouverai quelques-uns. Ne rêve pas périls et catastrophes. Je serai prudent, et, quoique la fausseté et la peur ne soient pas mes défauts habituels, j'ai trop de sang sicilien dans les veines pour ne savoir pas trouver au besoin la finesse d'un vieux renard. Je connais l'Etna comme ma poche, et ses gorges sont assez profondes pour tenir longtemps caché un pauvre homme comme moi. Enfin, j'ai gardé, comme tu le sais, de bonnes relations, quoiqu'en secret, avec mes parents. J'ai un frère capucin, qui est un grand homme. Mila trouverait chez eux asile et protection au besoin. Je t'écrirai, c'est-a-dire ta soeur t'écrira pour moi, le plus souvent possible, et tu ne seras pas longtemps incertain de notre sort. Ne m'interroge pas dans tes lettres ; la police les ouvre. Ne prononce pas le nom des princes de Palmarosa, si nous ne t'en parlons pas les premiers.

- Et jusque-là, dit Michel, ne saurai-je pas ce que j'ai à craindre ou à espérer de la part de ces princes ?

- Toi ? Rien, en vérité, répondit Pier-Angelo ; mais tu ne connais pas la Sicile ; tu n'aurais pas la prudence qu'il faut garder dans les pays soumis a l'étranger. Tu as les idées d'un jeune homme, toutes les idées ardentes qui pénètrent ici sous le manteau des abus, mais qui, en Sicile, se cachent et se conservent sous la cendre des volcans. Tu me compromettrait, et, d'un mot échappé à ta ferveur libérale, on ferait un complot contre la cour de Naples. Adieu encore, ne me retiens plus. Il faut que je revoie mon pays, vois-tu ! Tu ne sais pas ce que c'est que d'être né à Catane, et d'en être absent depuis dix-huit ans, ou plutôt tu ne le comprends pas, car il est bien vrai que tu es né à Catane, et que l'histoire de mon exil est celle du tien ! Mais tu as été élevé à Rome, et tu crois, hélas ! que c'est là ta patrie ! »

Au bout d'un mois, Michel reçut, de la main d'un ouvrier qui arrivait de Sicile, une lettre de Mila, qui lui annonçait que leur voyage avait été des plus heureux, qu'ils avaient été reçus à bras ouverts par leurs parents et anciens amis, que Pier-Angelo avait trouvé de l'ouvrage et de belles protections ; mais que le cardinal était toujours vivant, peu redoutable à la vérité, car il était retiré du monde et des affaires ; cependant, Pier-Angelo ne souhaitait pas encore que Michel vint le rejoindre, car on ne savait ce qui pouvait arriver.