Texte - « Le poëme de Myrza - Hamlet » George Sand

fermez et commencez à taper
On ne se joue pas impunément avec la folie, et, d'ailleurs, le choix de ton rôle de fou atteste que tu es dominé par la préoccupation, l'angoisse et la terreur de la démence. Tu ne feins pas à la manière de Brutus, car tu n'es pas l'austère Brutus. Amoureux et poète, rêveur tendre et studieux écolier, tu n'as rien de cette nature implacable et patiente du conspirateur. Pauvre Hamlet, ton âme est trop fière et trop aimante pour supporter la douleur et couvre la vengeance. Te voilà forcé de haïr les hommes, toi qui naquis pour les aimer, et dès ce premier choc te voilà brisé sans retour. C'est l'horreur du crime, le mépris du mensonge et l'effroi du mal, qui mettent tous les éléments de ton être en guerre les uns contre les autres. Oh ! Qui ne te plaindrait d'être ainsi détourné de tes voies et lancé sur une pente fatale !

L'harmonie de tes facultés est bien amèrement troublée, ô victime de l'iniquité ! Aux heures où tu philosophes sur la vie et sur la mort, sur le mystère de la tombe et la peur de l'inconnu, tu sembles avoir retrouvez toutes les lumières de ton intelligence : mais c'est à ces heures-là même que nous devinons le mieux ton désastre, ce désastre moral dont tu ne peux plus mesurer l'étendue, et qui se voile en vain sous de brillantes et solennelles paroles. Plus que jamais divisé contre toi-même, peut-on dire que, dans ces moments de rêverie où ton âme quitte la terre, tu t'appartiennes réellement ? Non, car alors le souvenir de tes maux et de tes excès est comme effacé de ta mémoire affaiblie, et la moitié de ton âme est paralysée. Lorsque tu te demandes ce que c'est qu'être ou n'être pas, mourir ou dormir ... ou rêver ! ... tu ne vois pas Ophélia agenouillée près de toi ; et lorsque tu songes au destin d'Alexandre et au néant de la gloire, en soulevant le crâne Yorick, tu ne te souviens pas du meurtre que tu as commis, et de ton amante que tu as rendue folle. Tu n'as même pas songé à m'enquérir de son sort ; tu ne te doutes pas que c'est sa fosse que tu regardes creuser. Il est donc des heures où ton pauvre cœur est mort, et alors ton intelligence se perd dans des abstractions où tu n'as pas la notion distincte de ton propre malheur. Est-ce un état de raison que celui où le cerveau fonctionne dans l'oubli absolu des déchirements du cœur ? L'homme n'est-il pas décomplété quand il ne peut plus penser et sentir que séparément et tour à tour ?

Qu'on ne nous dise donc plus que tu n'es pas fou, car tu serais odieux, et nous sentons si bien au contraire que tu ne t'appartiens plus, que ta violence et ta cruauté nous font plus souffrir que toi-même.

Le noble Hamlet brise la frêle Ophélia en brisant l'amour dans son propre sein, et il ne comprend pas qu'il la tue. Il ne la reconnaît que dans son linceul, et ses regrets disent sa surprise et son repentir. Le noble Hamlet brise l'orgueil impuni de sa mère, et son propre coeur se brise de remords et de pitié en accomplissant ce devoir effroyable. Le noble Hamlet raille et insulte Laërte, et bientôt il s'accuse et se repent devant lui, mais sans paraître se rendre compte du mal qu'il lui a fait, et en lui disant : « Le ciel m'est témoin que je vous ai toujours aimé. » Partout Hamlet est noble et bon, mais aussi partout Hamlet est hors de lui et gouverné par la démence, démence rêveuse et accablante quand il est seul ou avec Horatio, démence furieuse et méprisante quand il est en contact avec les sots et les méchants de ce monde.

La folie est toujours ou si repoussante, ou si navrante, que nous en détournons les yeux avec effroi. La pauvre Ophélia elle-même, si pure, si douce et si belle, n'a le don de nous intéresser qu'un instant, après que sa raison l'a abandonnée. Son délire est trop complet, bien que inoffensif. Ce n'est là qu'une douleur toute personnelle. D'où vient donc, ô triste Hamlet, que ta folie, a toi, nous attache et nous passionné du commencement à la fin ? C'est a cause que ta douleur est la nôtre à tous, et c'est cela qui la fait si humaine et si vraie. C'est ce dessèchement qui se fait en toi de toutes les sources de la vie, l'amour, la confiance, la franchise et la bonté. C'est ce déplorable adieu que tu es forcé de dire à la paix de la conscience et aux instincts de ta tendresse. C'est cette nécessité de devenir ombrageux, hautain, violent, ironique, vindicatif et cruel. C'est cette fatalité qui arme contre ton semblable ta main loyale et brave. C'est cet amour même du vrai et du juste qui te condamne à devenir stupide ou méchant ; et, ne pouvant être ni l'un ni l'autre, tu te sens devenir fou :

They fool me to the top of my bent They compel me to play the fool till I can endure to do it no longer.

Hélas ! Cette amertume de ta vie, ce désespoir tour à tour furieux et morne se résument en un cri intérieur dont le retentissement se fait en nous tous, et qui peut se traduire ainsi : Mon Dieu, pourquoi des méchants parmi nous ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi le mal dans ton œuvre ?

Oui, te voilà tout entier, Hamlet, dans ce cri de l'humanité révoltée contre elle-même. Voilà le secret de tes larmes, de tes fureurs et de tes épouvantes. Voilà le secret de notre pitié, de notre tendresse et de notre effroi pour ton mal. Lequel de nous oserait dire, quand il contemple l'étendue de ce mal auquel la terre est livrée, qu'il sera plus fort, plus juste et plus patient que toi ? Lequel de nous, quand il s'égare aux abstractions de la métaphysique, ou, quand il s'abandonne aux entraînements de la réalité, aux jouissances de l'esprit, aux amusements de la jeunesse, aux espérances de l'amour, oserait s'assurer qu'il n'est pas un fou, un esprit débile et troublé en qui le souvenir de l'inévitable fatalité s'efface trop aisément, en qui le moi égoïste ou frivole étouffe le sentiment de la vérité et le culte de la sagesse ? Soit que nous cherchions dans les livres la cause du malheur et de l'impuissance de l'homme, soit que nous demandions ce secret fatal à la rêverie, soit que nous tâcherons de nous y soustraire par l'étourdissement du plaisir, nous sommes toujours des infirmes de corps et d'esprit, dominés par des insondables mystères, épouvantés avec excès, oublieux avec ivresse, poltrons ou fanfarons, prompts à épuiser la coupe de nos joies, prompts à nous lasser de la recherche du vrai, et tristes surtout, toujours tristes !

Pleure, Hamlet, pleure ! Il n'y a vraiment que des sujets de larmes ici-bas ! Tremble aussi ; car il n'est rien de si effrayant que notre destinée en ce monde. Tue et meurt, détruis et disparais : c'est le sort de l'homme. Depuis le berceau jusqu'à la tombe, depuis Adam jusqu'à toi, Hamlet, depuis tes jours jusqu'aux nôtres, la voix de la terre est un l'éternel sanglot qui se perd dans l'éternel silence des cieux.