Texte - « Mattea » George Sand

fermez et commencez à taper
« Vous viendrez avec moi jusqu'à mon palais, lui avait-elle dit et mes gondoliers vous conduiront jusqu'a : votre boutique. » Et, chemin faisant, elle l'accable de questions sur sa santé, sur ses affaires, sur sa femme, sur sa fille ; questions pleines d'intérêt, de bonté, mais surtout de curiosité ; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours dans l'oisiveté, n'auraient absolument rien à dire le soir à leurs amants ou a leurs amis si elles ne s'étaient fait le matin un petit recueil d'anecdotes plus ou moins puériles.

Ser Spada, d'abord très-honoré de ces questions, y répondit moins nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du prochain mariage de sa fille. « Mattea, lui disait-elle pour l'encourager à répondre, est la plus belle personne du monde ; vous devez être bien heureux et bien fier d'avoir une si charmante enfant. Toute la ville en parle, et il n'est bruit que de son air noble et de ses manières distinguées. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d'elle comme à l'ordinaire ? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je gagerais que c'est a propos de Mattea ; car, chaque fois que je prononce son nom, vous froncer le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons, voyons ; contez-moi cela. Je suis l'amie de votre petite famille ; j'aime Mattea de tout mon cœur, c'est ma filleule ; j'en suis fière. Je serais bien fâchée qu'elle fût pour vous un sujet de contrariété, et vous savez que j'ai droit de la morigéner. Aurait-elle une amourette ? Refuserait-elle d'épouser son cousin Checo ? »

M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentent terriblement la souffrance, essaya respectueusement de les éluder ; mais Veneranda, ayant flairé là l'odeur d'un secret, s'acharnent à sa proie, et le bonhomme, quoique assez honteux de ce qu'il avait à dire, ayant une juste confiance en la bonté de la princesse, et d'ailleurs aiment à parler comme un Vénitien, c'est-à-dire presque autant qu'une Grecque, se résolu à confesser le sujet de sa préoccupation.

« Hélas ! brillante Excellence ; dit-il en prenant une prise de tabac imaginaire dans sa tabatière vide, c'est en effet ma fille qui cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre seigneurie sait bien que Mattea est en âge de songer à autre chose qu'à des poupées.

-Sans doute, sans doute, elle a tantôt cinq pieds de haut, répondit la princesse, la plus, belle taille qu'une femme puisse avoir ; c'est précisément ma taille. Cependant elle n'a pas plus de quatorze ans ; c'est ce qui la rend un peu excusable ; car, après tout, c'est encore un enfant incapable d'un raisonnement sérieux : D'ailleurs le précoce développement de sa beauté doit nécessairement lui donner quelque impatience d'être mariée.

- Hélas ! reprit ser Zacomo, votre seigneurie sait combien ma fille est admirée, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus élégants et les plus riches seigneurs s'arrêtent des heures entières devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d'attendre quelqu'un, pour jeter de fréquents regards sur le comptoir où elle est assise auprès de sa mère. Plusieurs viennent marchander mes étoffes pour avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont point malappris achètent toujours quelque chose, ne fût-ce qu'une paire de bas de soie ; c'est toujours cela. Dame Loredana, mon épouse, qui certes est une femme alerte et vigilante, avait élevé cette pauvre enfant dans de si bons principes que jamais jusqu'ici on n'avait vu une fille si réservée, si discrète et si honnête ; toute la ville en témoignerait.

- Certes, reprit la princesse, il est impossible d'avoir un maintien plus convenable que le sien, et j'entendais dire l'autre jour dans une soirée que la Mattea était une des plus belles personnes de Venise, et que sa beauté était rehaussée par un certain air de noblesse et de fierté qui la distinguait de toutes ses égales et la faisait paraître comme une princesse au milieu d'un troupeau de soubrettes.

- Cela est vrai, par le Christ, vrai ! répéta ser Zacomo d'un ton mélancolique. C'est une fille qui n'a jamais perdu son temps à s'attifer de colifichets, chose qui ne convient qu'aux dames de qualité ; toujours propre et bien peignée dès le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu'il n'y a pas un cheveu de dérangé à son chignon dans toute une journée ; économe, laborieuse, et douce comme une colombe, ne répondant jamais pour se dispenser d'obéir, silencieuse que c'est un miracle, étant fille de ma femme ! enfin un diamant, un vrai trésor. Ce n'est pas la coquetterie qui l'a perdue ; car elle ne faisait nulle attention à ses admirateurs, pas plus aux honnêtes gens qui venaient acheter dans ma boutique qu'aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la regarder. Ce n'est pas non plus l'impatience d'être mariée ; car elle sait qu'elle a a Mantoue un mari tout prêt, qui n'attend qu'un mot pour venir lui faire sa cour. Eh bien ! malgré tout cela, voilà que du jour au lendemain, et sans avertir personne, elle s'est monté la tête pour quelqu'un que je n'ose pas seulement nommer.

- Pour qui ? Grand Dieu ! S'écria Veneranda ; est-ce le respect ou l'horreur qui glace ce nom sur vos lèvres ? est-ce de votre vilain bossu garçon de boutique ; est-ce du doge que votre fille est éprise ?

- C'est pis que tout ce que Votre Excellence peut imaginer, répondit ser Zacomo en s'essuyant le front : c'est d'un mécréant, c'est d'un idolâtre, c'est du Turc Abul !

- Qu'est-ce que cet Abul ? demanda la princesse.

- C'est, répondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles étoffes de soie de Perse, brochées d'or et d'argent, que l'on façonne à l'île de Scio, et que Votre Excellence aime à trouver dans mon magasin.

- Un Turc ! s'écria Veneranda ; sainte madone ! c'est en effet bien déplorable, et je n'y conçois rien. Amoureuse d'un Turc, o Spada ! cela ne peut pas être ; il y a là-dessous quelque mystère. Quant à moi, j'ai été, dans mon pays, poursuivie par l'amour des plus beaux et des plus riches d'entre eux, et je n'ai jamais eu que de l'horreur pour, ces gens-là. Oh ! C'est que je me suis recommandée à Dieu dès l'âge où ma beauté m'a mise en danger, et qu'il m'a toujours préservée ; Mais sachez que tous les musulmans sont voués au diable, et qu'ils possèdent tous des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chrétiennes renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez sûr de ce que je vous dis.

- N'est-ce pas une chose inouïe, un de ces malheurs qui ne peuvent arriver qu'à moi ? Dit M. Spada. Une fille si belle et si honnête !

- Sans doute, sans doute, reprit la princesse ; il y a de quoi s'étonner et s'affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s'opérer un pareil sortilège ?

- Voilà ce qu'il m'est impossible de savoir. Seulement, s'il y a un charme jeté sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un infâme serpent, appelé Timothée, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d'interprète entre lui et moi ; car ces mahométans ont une tête de fer, et depuis cinq ans qu'Abul vient à Venise, il ne parle pas plus chrétien que le premier jour. Ce n'est donc pas par les oreilles qu'il a séduit ma fille ; car il s'assied dans un coin et ne dit mot non plus qu'une pierre. Ce n'est pas par les yeux ; car il ne fait pas plus attention à elle que s'il ne l'eût pas encore aperçue. Il faut donc en effet, comme Votre Excellence le remarque et comme je l'avais déjà pensé, qu'il y ait une cause surnaturelle à cet amour-là ; car de tous les hommes dont Mattea est entourée, ce damné est le dernier auquel une fille sage et prudente comme elle aurait dû songer. On dit que c'est un bel homme ; quant à moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire.