Texte - « L'Orco » George Sand

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Et, saisissant la main du jeune homme, elle l'entraîna vers l'église. Quand celui-ci sentit cette main froide de l'inconnue serrer la sienne, et la vit se diriger avec lui vers le sombre enfoncement du portail, il se rappela involontairement les sinistres histoires qu'il avait entendu raconter, et, tout à coup saisi d'une terreur panique, il s'arrêta. Le masque se retourna, et, fixant sur le visage pâlissant de son compagnon un regard scrutateur, il lui dit :

« Vous avez peur ? Adieu. »

Puis, lui lâchant le bras, elle s'éloigna à grands pas. Franz eut honte de sa faiblesse, et, se précipitant vers elle, lui saisit la main à son tour et lui dit :

« Non, je n'ai pas peur. Allons. »

Sans rien répondre, elle continua sa marche. Mais, au lieu de se diriger vers l'église, comme la première fois, elle s'enfonça dans une des petites rues qui donnent sur la place. La lune s'était cachée et l'obscurité la plus complète régnait dans la ville. Franz voyait a peine où il posait le pied, et ne pouvait rien distinguer dans les ombres profondes qui l'enveloppait de toutes parts. Il suivait au hasard son guide, qui semblait au contraire connaître très-bien sa route. De temps en temps quelques lueurs, glissant à travers les nuages, venaient montrer à Franz le bord d'un canal, un pont, une voûte, ou quelque partie inconnue d'un dédale de rues profondes et tortueuses ; puis tout retombe dans l'obscurité. Franz avait bien vite reconnu qu'il était perdu dans Venise, et qu'il se trouvait à la merci de son guide ; mais résolu à tout braver, il ne témoigna aucune inquiétude, et se laissa toujours conduire sans faire aucune observation. Au bout d'une grande heure, la femme masquée s'arrêta.

« C'est bien, dit-elle au comte, vous avez du coeur. Si vous aviez donné le moindre signe de crainte pendant notre course, je ne vous eusse jamais parlé. Mais vous avez été impassible, je suis contente de vous. a demain donc, sur la place Saints-Jean-et-Paul, a onze heures. Ne cherchez pas à me suivre ; ce serait inutile. Tournez cette rue a droite, et vous verrez la place Saint-Marc. Au revoir. »

Elle serra vivement la main du comte, et, avant qu'il eût eu le temps de lui répondre, disparut derrière l'angle de la rue. Le comte resta quelque temps immobile, encore tout étonné de ce qui venait de se passer, et indécis sur ce qu'il avait à faire. Mais, ayant réfléchi au peu de chances qu'il avait de retrouver la dame mystérieuse, et aux risques qu'il courait de se perdre en la poursuivant, il prit le parti de retourner chez lui. Il suivit donc la rue à droite, se trouva en effet, au bout de quelques minutes, sur la place Saint-Marc, et de là regagna facilement son hôtel.

Le lendemain, il fut fidèle au rendez-vous. Il arriva sur la place comme l'horloge de l'église sonnait onze heures. Il vit la femme masquée, qui l'attendait debout sur les marches du portail.

« C'est bien, lui dit-elle, vous êtes exact. Entrons. »

En disant cela, elle se retourna brusquement vers l'église. Franz, qui voyait la porte fermée, et qui savait qu'elle ne s'ouvrait pour personne la nuit, crut que cette femme était folle. Mais quelle ne fut pas sa surprise en voyant que la porte cédait au premier effort ! Il suivit machinalement son guide, qui referma rapidement la porte après qu'il fut entré. Ils se trouvaient alors tous deux dans les ténèbres ; mais Franz, se rappelant qu'une seconde porte, sans serrure, le séparait encore de la nef, ne conçut aucune inquiétude, et s'apprête à la pousser devant lui pour entrer. Mais elle l'arrêta par le bras.

« Êtes-vous jamais venu dans cette église ? Lui demanda-t-elle brusquement.

- Vingt fois, répondit-il, et je la connais aussi bien que l'architecte qui l'a bâtie.

- Dites que vous croyez la connaître, car vous ne la connaissez réellement pas encore. Entrez. »

Franz poussa la seconde porte et pénétra dans l'intérieur de l'église. Elle était magnifiquement illuminée de toutes parts et complètement déserte.

« Quelle cérémonie va-t-on célébrer ici ? Demanda Franz stupéfait.

- Aucune. L'église m'attendait ce soir : voilà tout. Suivez-moi. »

Le comte chercha en vain à comprendre le sens des paroles que lui adressait le masque ; mais, toujours subjugué par un pouvoir mystérieux, il le suivit avec obéissance. Elle le mena au milieu de l'église, lui en fit remarquer, comprendre et admirer l'ordonnance générale. Puis, passant à l'examen de chaque partie, elle lui détaille tour à tour la nef, les colonnades, les chapelles, les autels, les statues, les tableaux, tous les ornements ; lui montra le sens de chaque chose, lui dévoile l'idée cachée sous chaque forme, lui fit sentir toutes les beautés des œuvres qui composaient l'ensemble, et le fit pénétrer, pour ainsi dire, dans les entrailles de l'église. Franz écoutait avec une attention religieuse toutes les paroles de cette bouche éloquente qui se plaisait à l'instruire, et, de moment en moment, reconnaissait combien peu il avait compris auparavant cet ensemble d'œuvres qui lui avaient semblé si faciles à comprendre. Quand elle finit, les lueurs du matin, pénétrant à travers les vitraux, faisaient pâlir la lueur des cierges. Quoiqu'elle eût parlé plusieurs heures et qu'elle ne se fût pas assise un instant pendant toute la nuit, ni sa voix ni son corps ne trahissaient aucune fatigue. Seulement sa tête s'était penchée sur son sein, qui battait avec violence, et semblait écouter les soupirs qui s'en exhalaient. Tout a coup elle redressa la tête, et, levant ses deux bras au ciel, elle s'écria :

« O servitude ! servitude ! »

a ces paroles, des larmes roulant de dessous son masque allèrent tomber sur les plis de sa robe noire.

« Pourquoi pleurez-vous ? S'écria Franz en s'approchant d'elle.

- A demain, lui répondit-elle. À minuit, devant l'Arsenal. »

Et elle sortit par la porte latérale de gauche, qui se referma lourdement. Au même moment l'Angélus sonna. Franz, saisi par le bruit inattendu de la cloche, se retourna, et vit que tous les cierges étaient éteints. Il resta quelque temps immobile de surprise ; puis il a sortie de l'église par la grande porte, que les sacristains venaient d'ouvrir, et s'en retourna lentement chez lui, cherchant à deviner quelle pouvait être cette femme si hardie, si artiste, si puissante, si pleine de charme dans ses paroles et de majesté dans sa démarche.

Le lendemain, à minuit, le comte était devant l'Arsenal. Il y trouva le masque, qui l'attendait comme la veille, et qui, sans lui rien dire, se mit à marcher rapidement devant lui. Franz le suivit comme les deux nuits précédentes. Arrivé devant une des portes latérales de droite, le masque s'arrêta, introduisit dans la serrure une clef d'or que Franz vit briller aux rayons de la lune, ouvrit sans faire aucun bruit et entra la première, en faisant signe à Franz d'entrer après elle. Celui-ci hésita un instant. Pénétrer la nuit dans l'Arsenal, a l'aide d'une fausse clef, c'était s'exposer à passer devant un conseil de guerre, si l'on était découvert ; et il était presque impossible de ne pas l'être dans un endroit peuplé de sentinelles. Mais, en voyant le masque s'apprête à refermer la porte devant lui, il se décida tout d'un coup à poursuivre l'aventure jusqu'au bout et entra. La femme masquée lui fit traverser d'abord plusieurs cours, ensuite des corridors et des galeries, dont elle ouvrait toutes les portes avec sa clef d'or, et finit par l'introduire dans de vastes salles remplies d'armes de tout genre et de tout temps, qui avaient servi dans les guerres de la république, soit à ses défenseurs, soit à ses ennemis. Ces salles se trouvaient éclairées par des fanaux de galères, placés à égales distances entre les trophées. Elle montra au comte les armes les plus curieuses et les plus célèbres, lui disant le nom de ceux à qui elles avaient appartenu, et celui des combats où elles avaient été employées, lui racontant en détail les exploits dont elles avaient été les instruments. Elle fit revivre ainsi aux yeux de Franz toute l'histoire de Venise. Après avoir visité les quatre salles consacrées a cette exposition, elle l'emmena dans une dernière, plus vaste que toutes les autres et éclairée comme elles, où se trouvaient des bois de construction, des débris de navires de différentes grandeurs et de différentes formes, et des parties entières du dernier Bucentaure. Elle apprit à son compagnon la propriété de tous les bois, l'usage des navires, l'époque à laquelle ils avaient été construits et le nom des expéditions dont ils avaient fait partie ; puis, lui montrant la galerie du Bucentaure :

« Voilà, lui dit-elle d'une voix profondément triste, les restes d'une royauté passée. C'est là le dernier navire qui ait mené le doge épouser la mer. Maintenant Venise est esclave et les esclaves ne se marient point. O servitude ! O servitude !