Texte - « Mémoires de Mr. d'Artagnan » Gatien Courtilz de Sandras

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Mr. de Treville s'en étant retourné chez lui, bien content de sa visite, nous y dînâmes Athos, Porthos, Aramis, & moi, ainsi qu'il nous en avoit prié dès la veille. Comme il y avoit aussi fort bonne compagnie, et que nous étions dix-huit à table, on ne s'y entretient presque d'autre chose que de mes deux combats. Il n'y eut personne qui ne m'en donnât beaucoup de gloire, ce qui n'étoit que trop capable de tenter un jeune homme, qui avoit déjà de lui même assez de vanité pour croire qu'il valoit quelque chose. Quand nous eûmes dîné, on se mit à jouer au lansquenet : les mains me demandaient assez pour faire comme les autres, si j'eusse eu le gousset aussi bien garni que j'eusse voulu ; mais mes Parens m'ayant entr'autres remontrances fait celle-là, avant que de partir, que j'eusse à fuir le jeu comme un écueil, qui perdait la plupart de la jeunesse, je me tins si bien en garde, non seulement cette fois là, contre ma propre inclination, mais encore dans toutes les autres rencontres, où la même démangeaison me prenait, que quelque tentation que je ressasse, je ne m'y laissai succomber que de bonne sorte.

L'après dînée s'étant passée de cette manière, c'est à dire les uns en jouant, & les autres voyant jouer, nous nous en fûmes au Louvre sur le soir, Athos, Porthos, Aramis & moi. Le Roi n'étoit point encore revenu de la chasse, mais comme il ne pouvait guerres tarder à venir, nous demeurâmes dans son Antichambre, où Mr. de Treville qui était monté en carrosse l'après dînée nous avoit dit, qu'il nous viendrait prendre pour nous mener dans le Cabinet du Roi. Sa Majesté vint un moment après que nous fûmes là, & ses trois Freres qui avoient l'honneur d'en être connus particulièrement, à même d'en être estimés, s'étant mis sur son passage, pour s'en attirer quelque regard, au lieu d'en obtenir ce qu'ils souhaitaient n'en furent regardez qu'avec un oeil de colère & d'indignation. Ils s'en revinrent tout tristes auprès d'une fenêtre où j'étois, n'ayant osé me montrer devant le Roi, avant que de lui être presenté, & lui avoir fait la révérence. Ils étaient si mortifiés tous trois, de ce qui leur venait d'arriver, qu'il ne me fut pas difficile de reconnaître leur chagrin. Je leur demandai ce qui leur était survenu depuis un moment, pour les voir maintenant dans cet état. Ils me répondirent que nos affaires allaient mal, ou qu'ils se trompaient fort, que cependant il falloit attendre l'arrivée de Mr. de Treville, pour en juger sainement ; qu'il demanderait lui-même à sa Majesté ce qui en étroit, mais que du caractère dont était ce Monarque, il ne leur avoit pas fait la mine pour rien ; qu'il était extrêmement naturel, & que si c'était une qualité absolument nécessaire, comme le prétendait un certain Politique que de sçavoir dissimuler pour régner, jamais Prince n'y avoit été moins propre que lui.

Je me sentis tout mortifié à ces paroles. J'eus peur, sans que je pénétrance néanmoins ce qui pouvait être arrivé, que la mauvaise humeur de sa Majesté ne s'étendit jusques sur moi ; ainsi n'ayant plus d'autre impatience que de voir arriver Mr. de Treville, afin d'être feur plutôt de mon sort, il vint enfin, et augmenta encore mon inquiétude, par ce qu'il nous dit en arrivant. Il nous apprit que Mr. le Cardinal, après avoir envoyé Cavois au Duc de la Trimouille, n'avoit pas cru plutôt l'avoir fait entrer dans son ressentiment, qu'il avoit depêché vers le Roi, pour lui apprendre ce qui s'était passé au sortir de notre jeu de paume ; que son Éminence lui avoit écrit même une longue lettre là dessus, lui mandant que s'il ne punissait ses Mousquetaires, ils feraient tous les jours mille meurtres, & mille insolences, sans que personne osât plus entreprendre de les réprimer.

Mr. de Treville nous quitta après nous avoir dit, qu'il ne croyait pas que l'occasion nous fut favorable ce jour là de voir sa Majesté, qu'il allait entrer dans sa chambre, & que s'il ne revenait pas nous trouver dans un moment, nous pouvions nous en retourner chacun chez nous ; qu'il nous y iroit avertir de ce que nous aurions à faire, & qu'il n'y perdrait pas un moment de tems. Il nous quitta à l'heure même et étant entré chez le Roi, sa Majesté fut quelque tems sans lui rien dire, elle lui fit même la mine, comme elle l'avait faite aux trois Frères. Mr. de Treville, qui ne s'en embarrasse pas beaucoup, parce qu'il sçavoir qu'il la désabu seroit bientôt des impressions que le Cardinal lui avoit données, ne lui dit rien aussi de son côté, sachant qu'il devoit remettre nôtre justification à un autre tems. Le Roi qui était fort naturel, comme je viens de dire, voyant qu'il ne lui parlait point de ce qui était arrivé, dont il croyait qu'il lui devoit rendre compte, rompit le silence à la fin tout d'un coup, et lui demanda si c'était ainsi que l'on faisoit sa charge ; qu'il étoit arrivé à ses Mousquetaires d'assassiner un homme et de faire beaucoup de desordre, & que cependant il ne lui en disoit pas un seul mot ; qu'à plus forte raison n'avoit-il pas eu le soin de les faire mettre en prison pour les faire punir en tems & lieu ; que cette conduite n'étoit guéres d'un bon Officier comme il l'avoit toûjours crû, & qu'il en étoit d'autant plus étonné qu'il connoissoit mieux que personne combien il étoit ennemi de toute violence & de toute injustice.

Mr. de Treville ayant été bien-aise de le laisser dire pour lui faire décharger sa bile, lui répondit alors qu'il étoit informé de tout ce que Sa Majesté lui disoit, mais que pour elle elle ne l'étoit que très-mal, apparement, puis qu'elle lui parlait de cette sorte ; qu'il lui demandoit pardon s'il osait lui parler ainsi, mais que comme il s'en était informé à fond, jusques à aller lui-même chez Mr. le Duc de la Trimouille, elle ne trouverait pas mauvais qu'il la priât d'envoyer quérir ce Duc, avant que de lui en dire davantage ; qu'il y avoit même un homme chez lui qui en pouvoir encore parler plus assurément que les autres ; que cet homme étoit celui là même qu'on avoit fait accroire à Sa Majesté avoir été assassiné ; qu'il l'avait interrogé lui-même en présence du Duc, & qu'il était convenu avec lui, que bien loin que ce fussent les Mousquetaires de Sa Majesté qui eussent tort, c'était lui qui par son insolence avoit été cause de son malheur ; qu'au surplus ce n'étoit pas seulement eux qui l'avaient blessé, mais bien le même jeune homme qui avoit rendu le combat dont il avoit eu l'honneur de l'entretenir la veille.

Le Roi fut surpris quand il l'entendit parler de la sorte. Néanmoins comme il étoit de sa prudence, après le ressentiment qu'il venait de faire éclater, de ne pas ajouter foi tellement à ses paroles, qu'il ne fut bien aise auparavant d'être éclairci si elles contenaient vérité, il envoya dire au Duc de la Trimouille de ne pas manquer de se trouver le lendemain à son lever. Le Cardinal qui avoit des espions dans la Chambre du Roi pour lui rendre compte de tout ce qui s'y passoit, avoit déjà appris la mauvaise mine que Sa Majesté y avoit faite à Treville. Cela lui avoit donné espérance qu'il le perdrait à la fin dans son esprit. Il s'y étudiait depuis long-tems, non qu'il ne l'estime infiniment ; mais parce que, quelque promesse qu'il lui eût faites, il n'avoit jamais pu le faire entrer dans ses intérêts ; Mais quand il vint à apprendre ce qu'il lui avoit dit, non seulement pour se justifier, mais encore pour justifier ceux qu'il avoit accusez de cet assassinat, il eut bien peur de n'en avoir que le démenti. Il renvoya savoir dés la même heure chez Mr. le Duc de la Trimouille, pour savoir de lui si c'était qu'il eut changé d'avis, depuis la parole qu'il lui avoit rapportée de sa part. Ce Duc n'y étoit pas, il étoit allé souper en Ville ; & comme ses gens ne pouvaient dire à quelle heure il reviendrait, Cavois prit le parti de s'en retourner dans sa maison et d'attendre au lendemain matin à exécuter les ordres de son Eminence. Il ne fit pas trop mal, le Duc ne revint qu'à deux heures après minuit, & son Suisse lui ayant rendu une Lettre que lui écrivait Mr. Bontems, par laquelle il lui mandois de la part du Roi qu'il eut à se trouver à son lever, il se leva de meilleur matin qu'il n'avoit de coutume, afin d'être ponctuel à ce qui lui était prescrit.