Sa seule fortune consistait, en effet, en vignes, constituant, d'ailleurs, un clos justement renommé, mais de petite étendue. Il vivait donc uniquement du produit de la vente de son vin, ce qui rappelle de loin seulement les occupations héroïques des preux et des croisés dont le sang coulait dans ses veines. Mon Dieu ! Eût-il été peut-être très capable aussi de tenter, pour sa foi, quelque périlleuse aventure. Mais, marié jeune et veuf peu de temps après, il se devait à sa fille Angélique, laquelle était digne, d'ailleurs, de tous les dévouements, même les plus bourgeois, c'est-à-dire quelquefois les plus malaisés en ce monde. Avec elle, il habitait le vieux manoir de ses aïeux, très délabré, mais dénué de ce pittoresque grandiose qui fait certaines ruines plus grandes encore que ce qu'elles ont remplacé. Le ciel avait décidément refusé les sublimes colères de sa foudre a la tempête, où toutes les grandeurs de la race du marquis avaient disparu.
Mais Mlle Angélique avait fleuri les murailles nues de mille plantes grimpantes qui leur faisaient comme un estival vêtement, aristoloches, gobées, volubilis, capucines, s'enlacent et se perdant au feuillage des vignes vierges que septembre ensanglanté sous le vol alangui déjà des papillons et des abeilles. Elle-même était, d'ailleurs, la poésie vivante de ce mélancolique séjour, en l'épanouissement triomphant de sa vingtième année, très brune de cheveux, avec la peau volontiers caresser de reflets d'argent et d'azur, ouvrant sur la vie deux yeux clairs aux transparences ingénues et intérieurement jaspés d'or, souriante aux choses de toute la blancheur de ses dents petites et égales, et de toute la pourpre de ses lèvres délicieusement retroussées aux coins ; plutôt grande que petite, de prestance abondante, les doigts fuselés comme s'ils étaient sculptés plutôt dans l'ivoire que dans le marbre, les pieds cambrés et de très aristocratique dessin. Ce très noble ensemble plastique logeait une âme bienveillante et douce, tout à fait aimante et faite pour les loyales affections dont les heureux font leur bonheur facile. C'était donc une pensée cruelle, non pas seulement pour elle, mais pour ceux qui la pouvaient connaître, qu'elle ne se dût pas marier. Où, en effet, eût-elle trouvé un mari, son père n'ayant d'autre compagnie que ses vignerons et de rares valets ? Ainsi, selon toutes les probabilités, cette belle fleur de jeunesse devait lentement se défraîchir, sans rien donner, qu'à l'air indifférent qui passe, de sa beauté et de son parfum-telle l'églantine sauvage qu'aucune main d'amoureux ne cueille.
Il était cependant quelques visites que le marquis, malgré sa volonté d'isolement, était bien obligé de recevoir, celles qui étaient relatives a son commerce, les visites des commis-voyageurs en vins et des acheteurs de récoltes avec qui il était en relations. Force lui était même de les recevoir avec infiniment de courtoisie, d'inviter à dîner des gens fort communs d'ordinaire, voire de les garder quelquefois à coucher, le château de Libersac étant lointain de toute station de chemin de fer. Avec beaucoup moins de contrainte réelle que son père, Mlle Angélique faisait, a ses hôtes forcés, un accueil obligeant et cordial. Au fond, elle y faisait fort peu d'attention, mieux disposée, si elle eût analysé ses propres sentiments, à s'intéresser à quelque paysan beau et jeune, un peu farouche et timide, qu'à ces godelureaux des villes qui bavardent de tout. Quant au marquis, il les laissait parler à leur aise, ne s'imaginant pas tout le plaisir qu'il leur faisait. Car la plupart des hommes, sans excepter Coquelin Cadet, mon vieil ami, sont, au fond, des monologuistes qu'on ennuie toujours en les interrompant.
Celui-là différait sensiblement du Vulgum pecus de ces visiteurs aux périodiques venues ; non pas qu'il fût moins cyniquement plébéien, mais avec des allures moins étroitement citadines. C'était, dans toute la force du terme, un beau gars au teint d'olive sous sa chevelure crespelle, robustement taillé, plutôt habillé à la bonne franquette que correctement enfermé dans des jaquettes à la mode. Il avait le verbe haut, mais sans impertinence ; quelquefois, d'ailleurs, devenait-il silencieux, ce qui gênait considérablement le marquis forcé de lui dire quelque chose pour ne pas laisser tomber la conversation. Il se nommait M. Antoine, et faisait non la commission, mais des achats de vins en gros pour son propre compte. Comme il tenait à visiter les récoltes sur pied, ses visites durent plus longtemps que celles des simples voyageurs.
Donc, quand, mis par des tiers en relations, pour la première fois, avec M. de Libersac, il arriva au château, celui-ci se montra, avec lui, plus courtoisement hospitalier que jamais. Il lui donna une des meilleures chambres de la maison et ne lui ménage à aucune des attentions intéressées qui pouvaient aboutir a une grosse affaire. Le gentilhomme se mit visiblement en frais. Le premier jour, après une longue visite aux vignes littéralement plantes sous leur savoureux fardeau, on organisa une façon de partie de pêche pour distraire l'étranger. Un ruisseau charmant coulait au bas de la propriété, plein de petites truites et d'écrevisses. On y descendit au soleil couchant et on en revint avec un buisson d'une part et une friture de l'autre. Le dîner fut presque gai et Mlle Angélique y parla, ce qui lui arrivait bien rarement en pareilles occurrences. Or, plus avant dans le soir, quand l'hôte eut été conduit à sa chambre, elle demeura, auprès de son père, si visiblement mélancolique et troublée que celui-ci lui en demanda la raison. Elle répondit d'abord vaguement et quelques généralités sur la situation vraiment triste des jeunes filles qui ont la vocation certaine du mariage et y doivent renoncer pour des convenances sociales. Puis, insensiblement, elle précisa, et avec une ingénuité charmante, une loyauté instinctive et une horreur naturelle de la dissimulation, elle fit comprendre a son père que M. Antoine serait un mari qui ne lui déplairait en rien. Le gentilhomme eut un sourire amer et un léger haussement d'épaules. Mais, sans y faire attention, elle continua, insistant sur ce que cette union aurait de raisonnable et donnant elle-même, a cela, de très raisonnables motifs.
- Ma chère enfant, lui dit, a la fin, M. de Libersac impatienté, en admettant que je sois prêt à sacrifier, pour ton bonheur, mes répugnances naturelles a une mésalliance évidente-et peut-être y suis-je prêt, tant je t'aime !-la chose ne serait pas moins impossible. Tu n'exiges pas que je me jette à la tête de ce monsieur, que j'entame, le premier, les négociations sur un pareil point. Eh bien ! Jamais un homme qui s'appelle M. Antoine n'osera concevoir l'idée de demander la main de la fille du marquis de Libersac. Nous n'avons plus d'argent, nous, la noblesse ; mais le prestige nous reste, immense encore devant les gens de rien.
Et sur ce discours, Mlle Angélique s'alla coucher, plus mélancolique encore.
Le lendemain, après une nouvelle promenade aux ceps, il fallait occuper le temps de l'étranger jusqu'au dîner que suivrait immédiatement le départ. Ne sachant qu'inventer, M. de Libersac le conduisit dans une grande galerie qui lui servait de cabinet de travail. Des portraits d'aïeux étaient pendus aux murailles, alternant avec des morceaux de vieilles tapisseries. Comme dans la scène célèbre d'Hernani, M. de Libersac, qui n'avait jamais eu un tel penchant aux confidences, commença de faire, à son hôte, la nomenclature de ces gloires familiales : « Celui-ci, fit-il, est Gontran de Libersac qui mourut à la troisième croisade ; celui-là est Bernard de Libersac qui mit à mort plus de trois mille Albigeois ; cet autre est Marcel de Libersac qui fut remarqué du roi dans les massacres de la Saint-Barthélemy ; cet autre encore est Barnabé de Libersac qui eut le nez coupé par une hallebarde au siège de La Rochelle ; voilà Pierre Barthélemy de Libersac, capitaine des arquebusiers au siège de Calais ; voici Gaspard de Libersac qui commandait à Fontenoy. »
Mais Mlle Angélique avait fleuri les murailles nues de mille plantes grimpantes qui leur faisaient comme un estival vêtement, aristoloches, gobées, volubilis, capucines, s'enlacent et se perdant au feuillage des vignes vierges que septembre ensanglanté sous le vol alangui déjà des papillons et des abeilles. Elle-même était, d'ailleurs, la poésie vivante de ce mélancolique séjour, en l'épanouissement triomphant de sa vingtième année, très brune de cheveux, avec la peau volontiers caresser de reflets d'argent et d'azur, ouvrant sur la vie deux yeux clairs aux transparences ingénues et intérieurement jaspés d'or, souriante aux choses de toute la blancheur de ses dents petites et égales, et de toute la pourpre de ses lèvres délicieusement retroussées aux coins ; plutôt grande que petite, de prestance abondante, les doigts fuselés comme s'ils étaient sculptés plutôt dans l'ivoire que dans le marbre, les pieds cambrés et de très aristocratique dessin. Ce très noble ensemble plastique logeait une âme bienveillante et douce, tout à fait aimante et faite pour les loyales affections dont les heureux font leur bonheur facile. C'était donc une pensée cruelle, non pas seulement pour elle, mais pour ceux qui la pouvaient connaître, qu'elle ne se dût pas marier. Où, en effet, eût-elle trouvé un mari, son père n'ayant d'autre compagnie que ses vignerons et de rares valets ? Ainsi, selon toutes les probabilités, cette belle fleur de jeunesse devait lentement se défraîchir, sans rien donner, qu'à l'air indifférent qui passe, de sa beauté et de son parfum-telle l'églantine sauvage qu'aucune main d'amoureux ne cueille.
Il était cependant quelques visites que le marquis, malgré sa volonté d'isolement, était bien obligé de recevoir, celles qui étaient relatives a son commerce, les visites des commis-voyageurs en vins et des acheteurs de récoltes avec qui il était en relations. Force lui était même de les recevoir avec infiniment de courtoisie, d'inviter à dîner des gens fort communs d'ordinaire, voire de les garder quelquefois à coucher, le château de Libersac étant lointain de toute station de chemin de fer. Avec beaucoup moins de contrainte réelle que son père, Mlle Angélique faisait, a ses hôtes forcés, un accueil obligeant et cordial. Au fond, elle y faisait fort peu d'attention, mieux disposée, si elle eût analysé ses propres sentiments, à s'intéresser à quelque paysan beau et jeune, un peu farouche et timide, qu'à ces godelureaux des villes qui bavardent de tout. Quant au marquis, il les laissait parler à leur aise, ne s'imaginant pas tout le plaisir qu'il leur faisait. Car la plupart des hommes, sans excepter Coquelin Cadet, mon vieil ami, sont, au fond, des monologuistes qu'on ennuie toujours en les interrompant.
Celui-là différait sensiblement du Vulgum pecus de ces visiteurs aux périodiques venues ; non pas qu'il fût moins cyniquement plébéien, mais avec des allures moins étroitement citadines. C'était, dans toute la force du terme, un beau gars au teint d'olive sous sa chevelure crespelle, robustement taillé, plutôt habillé à la bonne franquette que correctement enfermé dans des jaquettes à la mode. Il avait le verbe haut, mais sans impertinence ; quelquefois, d'ailleurs, devenait-il silencieux, ce qui gênait considérablement le marquis forcé de lui dire quelque chose pour ne pas laisser tomber la conversation. Il se nommait M. Antoine, et faisait non la commission, mais des achats de vins en gros pour son propre compte. Comme il tenait à visiter les récoltes sur pied, ses visites durent plus longtemps que celles des simples voyageurs.
Donc, quand, mis par des tiers en relations, pour la première fois, avec M. de Libersac, il arriva au château, celui-ci se montra, avec lui, plus courtoisement hospitalier que jamais. Il lui donna une des meilleures chambres de la maison et ne lui ménage à aucune des attentions intéressées qui pouvaient aboutir a une grosse affaire. Le gentilhomme se mit visiblement en frais. Le premier jour, après une longue visite aux vignes littéralement plantes sous leur savoureux fardeau, on organisa une façon de partie de pêche pour distraire l'étranger. Un ruisseau charmant coulait au bas de la propriété, plein de petites truites et d'écrevisses. On y descendit au soleil couchant et on en revint avec un buisson d'une part et une friture de l'autre. Le dîner fut presque gai et Mlle Angélique y parla, ce qui lui arrivait bien rarement en pareilles occurrences. Or, plus avant dans le soir, quand l'hôte eut été conduit à sa chambre, elle demeura, auprès de son père, si visiblement mélancolique et troublée que celui-ci lui en demanda la raison. Elle répondit d'abord vaguement et quelques généralités sur la situation vraiment triste des jeunes filles qui ont la vocation certaine du mariage et y doivent renoncer pour des convenances sociales. Puis, insensiblement, elle précisa, et avec une ingénuité charmante, une loyauté instinctive et une horreur naturelle de la dissimulation, elle fit comprendre a son père que M. Antoine serait un mari qui ne lui déplairait en rien. Le gentilhomme eut un sourire amer et un léger haussement d'épaules. Mais, sans y faire attention, elle continua, insistant sur ce que cette union aurait de raisonnable et donnant elle-même, a cela, de très raisonnables motifs.
- Ma chère enfant, lui dit, a la fin, M. de Libersac impatienté, en admettant que je sois prêt à sacrifier, pour ton bonheur, mes répugnances naturelles a une mésalliance évidente-et peut-être y suis-je prêt, tant je t'aime !-la chose ne serait pas moins impossible. Tu n'exiges pas que je me jette à la tête de ce monsieur, que j'entame, le premier, les négociations sur un pareil point. Eh bien ! Jamais un homme qui s'appelle M. Antoine n'osera concevoir l'idée de demander la main de la fille du marquis de Libersac. Nous n'avons plus d'argent, nous, la noblesse ; mais le prestige nous reste, immense encore devant les gens de rien.
Et sur ce discours, Mlle Angélique s'alla coucher, plus mélancolique encore.
Le lendemain, après une nouvelle promenade aux ceps, il fallait occuper le temps de l'étranger jusqu'au dîner que suivrait immédiatement le départ. Ne sachant qu'inventer, M. de Libersac le conduisit dans une grande galerie qui lui servait de cabinet de travail. Des portraits d'aïeux étaient pendus aux murailles, alternant avec des morceaux de vieilles tapisseries. Comme dans la scène célèbre d'Hernani, M. de Libersac, qui n'avait jamais eu un tel penchant aux confidences, commença de faire, à son hôte, la nomenclature de ces gloires familiales : « Celui-ci, fit-il, est Gontran de Libersac qui mourut à la troisième croisade ; celui-là est Bernard de Libersac qui mit à mort plus de trois mille Albigeois ; cet autre est Marcel de Libersac qui fut remarqué du roi dans les massacres de la Saint-Barthélemy ; cet autre encore est Barnabé de Libersac qui eut le nez coupé par une hallebarde au siège de La Rochelle ; voilà Pierre Barthélemy de Libersac, capitaine des arquebusiers au siège de Calais ; voici Gaspard de Libersac qui commandait à Fontenoy. »