Texte - « Les voyages de Gulliver » Jonathan Swift

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Mon père m'envoyait de temps en temps quelques petites sommes d'argent, je les employés à apprendre le pilotage et les autres parties des mathématiques, les plus nécessaires aux personnes qui veulent voyager sur mer. Or je prévoyais que telle était ma destinée. Ayant quitté M. Bates, je retournai chez mon père ; et, tant de lui que de mon oncle Jean et de quelques autres parents, je tirai la somme de quarante livres sterling, avec promesse de trente autres livres sterling par an, pour me soutenir à Leyde. Je m'y rendis, et m'applique à l'étude de la médecine, deux ans et sept mois, persuadé qu'elle me serait un jour très-utile dans mes voyages.

Bientôt après mon retour de Leyde, j'obtins, a la recommandation de mon bon maître M. Bates, l'emploi de chirurgien sur l'Hirondelle, où je restai trois ans et demi, sous le capitaine Abraham Panell ; je fis, pendant ce temps-là, des voyages au Levant et ailleurs. A mon retour, je résolus de m'établir a Londres ; M. Bates m'y encouragea et me recommanda a ses clients ; je louai un appartement dans un petit hôtel d'Oldjewry ; bientôt après j'épouserai Mlle Marie Burton, seconde fille de M. Édouard Burton, marchand de la rue de Newgate, laquelle m'apporta quatre cents livres sterling en mariage.

Mais mon cher maître, M. Bates, étant mort deux ans après, et n'ayant plus de protecteur, bientôt mes clients, déjà peu nombreux, diminuent. Ma conscience ne me permettait pas d'imiter la conduite de la plupart des chirurgiens dont la science est trop semblable à celle des procureurs. C'est pourquoi, après avoir consulté ma femme et quelques autres de mes intimes amis, je pris la résolution de faire encore un voyage sur mer. Je fus chirurgien successivement dans deux vaisseaux, et plusieurs autres voyages que je fis pendant six ans, aux Indes orientales et occidentales, augmentent quelque peu ma petite fortune. J'employais mon loisir à lire les meilleurs auteurs anciens et modernes, étant toujours fourni d'un certain nombre de livres ; si je me trouvais a terre, aussitôt j'étudiais les moeurs et les coutumes des peuples, en même temps j'apprenais la langue du pays, ce qui me coûtait peu, ayant la mémoire excellente.

Le dernier de ces voyages fut pour moi d'un résultat médiocre, et, quelque peu dégoûté de la mer, je pris le parti de rester avec ma femme et mes enfants. Je changeai de demeure, et me transportait de l'Oldjewry a la rue Fatterlane, et de là à Wapping, avec cette espérance que les matelots malades me feraient vivre. Hélas ! ils se portaient aussi bien que vous et moi.

Après avoir vainement attendu, pendant trois ans, un changement dans mes affaires, j'accepte un parti avantageux qui me fut proposé par le capitaine Guillaume Prichard ; il montait l'Antelope, et faisait voile pour la mer du Sud. Nous nous embarqua âmes à Bristol, le 4 de mai 1699, voyage entrepris sous les auspices les plus heureux.

Il serait malséant d'ennuyer le lecteur par le détail de nos aventures maritimes ; il lui suffira de savoir que, dans notre passage aux Indes orientales, nous essuyons une tempête dont la violence nous poussa vers le nord-ouest de la terre de Van-Diémen. Par une observation que je fis, je trouvai que nous étions à trente degrés deux minutes de latitude méridionale. Douze hommes de notre équipage étaient morts par le travail excessif plus que par les maladies et la mauvaise nourriture. Le 5 novembre, qui était le commencement de l'été de ce pays-là, le temps étant un peu noir, les mariniers aperçurent un roc a peine éloigné du vaisseau de la longueur d'un câble ; mais le vent était si fort, que nous fûmes poussés directement contre l'écueil, et nous échoué âmes dans un moment. Six passagers (j'étais du nombre), s'étant jetés à propos dans la chaloupe, trouvèrent le moyen de se débarrasser et du navire et de la roche où le vaisseau s'était brisé. Nous fîmes à la rame environ trois lieues ; à la fin la lassitude ne nous permit plus de ramer. Entièrement épuisés, nous appartenons à la fureur des flots, et bientôt nous fûmes renversés par un coup de vent du nord.

Je n'ai jamais su quel fut le sort de la chaloupe, et de ceux qui se sauvèrent sur le roc, ou qui restèrent dans le vaisseau ; mais je crois qu'ils périrent tous. Pour moi, je nageai à l'aventure, et, poussé vers la terre par le vent et la marée, je laissai souvent tomber mes jambes, sans toucher le fond. Enfin, près de m'abandonner tout à fait, je trouvai pied dans le sable juste au moment où s'apaisait la tempête. Comme la pente était presque insensible, je marchai une demi-lieue dans la mer avant que j'eusse pris terre. Je fis environ un quart de lieue sans découvrir ni maisons ni aucun vestige d'habitants, quoique ce pays fût très-peuplé. Je me couchai sur l'herbe, elle était très-fine en cet endroit, et mon sommeil dura neuf heures. La fatigue, et peut-être une demi-pinte d'eau-de-vie que j'avais vue en quittant le bateau, furent autant de causes de mon profond sommeil. A la fin, m'étant éveillé, j'essayai de me lever ; mais ce fut en vain. Je m'étais couché sur le dos, mes bras et mes jambes étaient attachés à la terre de l'un et l'autre côté, et mes cheveux y tenaient aussi de la même manière ; je trouvai même plusieurs ligatures très-minces, qui entouraient mon corps de l'aisselle à la cuisse. Je ne pouvais que regarder en haut ; le soleil commençait à être fort chaud, et sa grande clarté blessait mes yeux. J'entendis un bruit confus autour de moi, mais dans la posture où j'étais je ne voyais que le soleil. Bientôt je sentis remuer quelque chose a ma jambe et ce je ne sais quoi, avançant sur ma poitrine, finit par atteindre a mon menton. Quel fut mon étonnement lorsque j'aperçus une petite figure de créature humaine, haute au plus de six pouces, l'arc et la flèche à la main, le carquois sur le dos ! J'en vis, pour le moins, quarante autres de la même espèce. En ce moment, je poussai des cris si terribles, que tous ces petits animaux se retirent transis de peur ; il y en eut même quelques-uns, comme on me l'apprit ensuite, qui furent dangereusement blessés par les chutes précipitées qu'ils firent en sautant de mon corps à terre. Néanmoins ils revinrent bientôt, et l'un d'eux eut la hardiesse de s'avancer si près, qu'il fut en état de voir entièrement mon visage. Il levait les mains et les yeux par une espèce d'admiration, s'écriant d'une voix aigre, mais distincte : Hekinah Degul ! Les autres répétèrent plusieurs fois la même exclamation, dont le sens m'échappe. J'étais cependant très-étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le lecteur en pareille occurrence. A la fin, par d'énergies efforts, j'eus le bonheur de rompre et d'arracher ces cordons, ces fils, ces chevilles qui attachaient mon bras droit à la terre ; en me haussant un peu, j'avais découvert ce qui me tenait attaché et captif. En même temps une secousse violente qui me causa une douleur extrême brisa les cordons qui attachaient mes cheveux du côté droit (cordons plus fins que mes cheveux mêmes), en sorte que je me trouvai en état de procurer à ma tête un petit mouvement. Aussitôt, les insectes humains se mirent en fuite, en poussant des cris très-aigus. Le bruit ayant cessé, j'entendis un d'eux s'écrier : Tolgo Phonac ! et je me sentais percé à la main gauche de plus de cent flèches, qui me piquaient comme autant d'aiguilles. Ils firent une autre décharge en l'air, comme nous tirons des bombes, nous autres Européens, dont plusieurs tombaient paraboliquement sur mon corps ; mais je ne les voyais pas. D'autres tombaient sur mon visage, et je tâcherai de me couvrir de ma main droite. Quand cette grêle de flèches eut cessé, je tentai un dernier effort. Nouvelle et plus violente décharge que la première, quelques-uns tâchant de me percer de leurs lances ; mais par bonheur je portais une veste impénétrable de peau de buffle. Il me sembla que le meilleur parti était de me tenir en repos, et de rester comme j'étais, jusqu'à la nuit ; alors, dégageant mon bras gauche, je pourrais me mettre en pleine liberté. A l'égard des habitants, c'était avec raison que je me croyais d'une force égale aux plus puissantes armées qu'ils pourraient mettre sur pied, s'ils étaient tous de la même taille que ceux que j'avais vus jusque-là. Mais quoi ! la Fortune me réservait un autre sort.

Quand ces gens furent bien assurés que j'étais tranquille, ils cessèrent de me décocher des flèches ; mais, par le bruit que j'entendis, je connus que leur nombre augmentait considérablement. En effet, à la distance de deux toises, vis-a-vis mon oreille gauche, j'entendis bruire, une grande heure : on eût dit le bourdonnement d'un grand nombre de travailleurs. Ce fut alors que, tournant un peu la tête de ce côté-là (autant du moins que les chevilles et les cordons me le permettaient), je vis un échafaudage, haut de terre d'un pied et demi, où quatre de ces petits bonshommes pouvaient se placer, plus une échelle pour y monter. De ces hauteurs, un d'entre eux, sans doute un grand personnage, me fit une harangue à laquelle je ne compris pas un mot. Avant de commencer, il s'écria trois fois : Langro Dehul san ! Ces mots furent répétés ensuite, et commentés par des signes, pour me les faire entendre. Aussitôt cinquante hommes s'avancèrent, ils coupèrent les cordons qui retenaient captif le côté gauche de ma tête, ce qui me donna la liberté de la tourner à droite et d'observer la mine et l'action de l'orateur.