Texte - « La victime » Fernand Vandérem

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L'arôme en était plus délicat, la facture plus mousseuse. Il se régala. Puis il avait cette sensation si amusante pour les enfants d'être en excursion, en voyage, presque à l'hôtel. Et tout lui en semblait meilleur : le ciel d'un bleu tranquille, la fraîche haleine de l'air matinal et cette fine odeur d'été qu'on ne trouve chez aucun parfumeur.

Jusqu'à l'institution Beaujoint, de l'avenue Marceau à la rue de Longchamp, le long de l'avenue du Bois, par ce beau temps, la route serait délicieuse !

Il fit à sa mère et a M. Lecherrier des adieux sans déchirement. Mais, la porte à peine close, il reparut pour recommander qu'on n'oubliait pas de lui envoyer à la boîte son complet gris numéro un, sa cravate bleu marine et ses souliers vernis.

- Puisque c'est convenu, mon chéri !-dit Lucie. -Seulement, tu te rappelles ce que tu m'as promis : tu seras raisonnable ! Tu ne mangeras pas trop ... Et tu diras bien à ton père que je t'ai prié de ne pas rentrer trop tard.

- Pour sûr !-répliqua Gégé, avec l'arrière-projet de s'acquitter loyalement de la commission, mais sans insistance superflue.

Et il rejoignit dans le vestibule Firmin qui l'attendait pour le conduire.

Les trois caractéristiques de l'institution Beaujoint étaient l'exiguïté du petit hôtel bourgeois qu'elle occupait rue de Longchamp, le prix relativement onéreux de la pension, qui ne montait pas à moins de quatre cent cinquante francs par mois et le nombre restreint des élèves, invariablement fixé à dix. M. Beaujoint, quand il s'agissait de séduire les parents, s'attardait plus volontiers sur cette dernière particularité, qui donnait à son établissement comme un aspect de petite académie. Mais, à vrai dire, ces trois caractéristiques se commandaient, la quantité des élèves étant en raison directe des faibles dimensions du local et le chiffre de la pension en rapport avec le nombre réduit des élèves.

M. Beaujoint ne manquait pas non plus de signaler aux clients deux autres spécialités de sa maison : à savoir l'éducation mondaine et la perfection culinaire.

Sur le reste, il concédait que, dans les autres établissements privés ou dans les lycées de l'État, il n'y avait trop rien à dire. Mais pour la pratique des bonnes façons et pour l'hygiène alimentaire, il n'admettait pas de rival. Chez lui, l'enfant apprenait à « se tenir » comme nulle part, et, en ce qui concernait la table, on n'avait qu'à consulter les menus : viandes de premier choix et toujours rôties, lait de provenance contrôlée, vin de propriétaire. Aussi, à chaque repas, ne fût-ce qu'en manière de commémoration, M. Beaujoint avait bien soin de s'extasier devant ses élèves sur l'exceptionnelle qualité des mets. « Oh ! oh !-s'écriait-il,-voilà un rôti de veau qui n'est pas précisément exécrable ! » ou bien : « Voilà un bœuf en daube dont vous me demanderez la recette ! » ou : « Voilà, si je ne m'abuse, un gigot de tout premier ordre ! »-et cette variété dans les formules ajoutait encore à l'éloge un je ne sais quoi de plus persuasif.

Lorsqu'il eut parcouru la lettre de Mme Taillard excusant Gégé, il a appliqué sur la nuque de celui-ci une tape bienveillante :

- Parfait, mon petit ami ! Allez rejoindre vos camarades salle B. La leçon d'histoire vient de commencer.

Roger monta sans précipitation à la salle B, un ancien cabinet de toilette qui, par les jours d'été, fleurait la peau d'Espagne et l'eau dentifrice. Le professeur était occupé à narrer devant la division élémentaire, composée des deux Thomas-Thomas (Achille), Thomas (Antoine)-et de Pierre de Ribermont, les fastes de l'Assyrie.

Gégé l'écouta peu. Que lui importaient Téglath-Phalazar et Assourbanipal ? Sa pensée était toute au dîner du soir. En aucune occasion, l'idée de revoir son père ne lui avait inspiré tant d'émoi et d'impatience. Était-ce la brusquerie, l'imprévu de cette séparation ? Il lui semblait qu'elle durait depuis des éternités. En outre, d'habitude, quand M. Taillard revenait d'une absence, le plaisir de Roger était à l'avance gâtée par l'évocation des scènes d'intérieur dont ce retour allait infailliblement être le signal. Tandis que, pour ce soir, nulle crainte pareille. Ce n'est pas lui, Gégé, n'est-ce pas ? Qui se disputait avec son père ! Alors on dînait tranquillement ensemble, sans doute au restaurant et peut-être même qu'après on irait à un théâtre quelconque. Bref, de toute façon, cela finirait très bien.

Gégé continua ces pronostics optimistes durant toute la leçon d'histoire, puis durant toute l'étude subséquente. Et, à la récréation de dix minutes qui précédait le repas de midi, il rayonnait d'un tel contentement que Pierre de Ribermont ne put s'empêcher de lui en faire la remarque :

- Tu as l'air joliment content, mon vieux !

- Tu parles !-répliqua Gégé, qui maintenant considérait comme définitivement réglées toutes les phases de sa soirée. -Je dîne avec papa au restaurant, et, après, nous allons au théâtre ...

Il s'était bien proposé de confier à Ribermont la nouvelle du divorce. À son meilleur ami doit-on rien cacher ? Mais le récit de ces événements compliqués lui parut un effort pénible, et il ajourna à un autre moment.

D'ailleurs, la cloche sonnait pour le déjeuner. On descendit à la salle à manger où, devant un plat d'œufs brouillés, M. Beaujoint occupait déjà sa place de président.

Les œufs, quoique douteux, arrachèrent à M. Beaujoint des exclamations de volupté. Par contre, il eut de sérieuses difficultés avec le rosbif qu'on servit ensuite. Trois fois le cube de viande résista au couteau trois fois aiguisé. Tous les élèves se regardaient en dessous. Gégé, emporté par la belle humeur, ne sut pas se contenir, et, du ton le plus convaincu :

- Oh ! oh !-s'écria-t-il,-voilà, si je ne m'abuse, un rosbif de tout premier ordre !

Un éclat de rire général répondit à cette parodie. De stupeur, M. Beaujoint, cramoisi, avait gardé son couteau en l'air :

- Taillard ! Vous serez en retenue de dîner ce soir ... Vous dînez ici !

Les rires tombèrent, comme foudroyés. La retenue de dîner était une des punitions les plus redoutées à la pension Beaujoint. Comptée quatre francs aux parents, une fois donnée, elle ne se reprenait plus. C'était le châtiment sans rémission et sans appel.

- Oui, - poursuivit M. Beaujoint, - vous dînez ici, et, qui plus est, je vous engage fortement à vous surveiller, si vous ne désirez pas aussi y passer demain votre dimanche ... À ma table, je ne veux pas de macaques !

Quelques lâches sourires de complaisance accueillirent cette injure facile. Mais Gégé ne les aperçut même pas. Il était abîmé de chagrin. Toutes les tristesses des jours derniers s'amalgament en lui avec cette déception suprême. Pourquoi la malchance s'acharne t-elle ainsi contre sa quiétude, ses rêves et ses plaisirs ? Les paroles de M. Lecherrier lui revinrent à la mémoire. Il songea à son père, à sa mère, séparés, ennemis. Il mêlait dans le même regret sa soirée perdue et le ménage de ses parents désuni. Il se sentait abandonné, persécuté, et, pour la première fois de sa vie, malheureux. Comment garder pour soi tout cela ? Et, sitôt levé de table, entraînant a part Pierre de Ribermont :

- Dis donc, mon vieux, tu sais, il m'arrive un grand malheur-déclara-t-il, les regards à terre.

- Bah ! fit Ribermont, résigné, - tu dîners au restaurant un autre jour !

- Tu n'y es pas du tout ... Je te dis qu'il m'arrive un grand malheur : mes parents divorcent !

- Ah ! - fit Ribermont.

Puis, après une brève réflexion :

- En quoi est-ce que c'est un grand malheur pour toi ?

Roger, pris de court par cette question, expliqua tant bien que mal :

- Comment ! Tu ne comprends pas ? ... C'est pourtant pas malin à comprendre ! Mes parents sont fâchés. Ils ne vont plus vivre ensemble ... Alors, moi, tu comprends, je vais me trouver entre eux comme ça ... tiraillé ... Je serai tiraillé tout le temps.

- Je ne dis pas, - accorda Ribermont, - je ne dis pas ! ... C'est très embêtant ... Mais ce n'est pas un grand malheur !

Roger, vexé, riposta :

- Alors qu'est-ce que tu appelles un grand malheur ?

- Je ne sais pas ... Si tes parents mouraient ... ou si ils étaient ruinés ... ou si tu te cassais quelque chose ...

- Eh bien, merci ! - se récria Gégé, suffoqué à l'énumération de tant de catastrophes. - Enfin, moi, je te dis que c'est un grand malheur ... Du reste, mon grand-père me l'a dit, et il s'y connaît un peu mieux que toi ! ...

Ribermont haussa les épaules et maintint :

- Peut-être qu'il s'y connaît mieux que moi ... Mais ça n'est pas un grand malheur !

Devant une telle obstination, toute controverse devenait impossible. Gégé s'éloigna froidement. Quelle journée ! Jusqu'a son vieux Pierre qui le lâchait et refusait de compatir ! De dégoût, après déjeuner, au Bois, il bouda pendant toute la partie de football et resta assis sur un banc près du maître d'études, en prétextant une crampe à la cuisse.