Texte - « Face au drapeau » Jules Verne

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Le canot déborda et les matelots le suivirent du regard jusqu'au moment où il disparut au milieu de l'obscurité.

Il convient de noter qu'en attendant son retour, l'Ebba ne fit aucun préparatif d'appareillage. Sans doute, elle ne comptait point quitter le mouillage de New-Berne après l'enlèvement. Et, au vrai, comment aurait-elle pu gagner la pleine mer ? On ne sentait plus un souffle de brise, et le flot allait se faire sentir avant une demi-heure jusqu'à plusieurs milles en amont de la Neuze. Aussi la goélette ne se mit-elle pas à pic sur son ancre.

Mouillée à deux encablures de la berge, l'Ebba aurait pu s'en approcher davantage et trouver encore quinze ou vingt pieds de fond, ce qui eût facilité l'embarquement, lorsque le canot serait revenu l'accepter. Mais si cette manœuvre ne s'était pas effectuée, c'est que le comte d'Artigas avait eu des raisons pour ne point l'ordonner.

La distance fut franchie en quelques minutes, le canot ayant passé sans être aperçu.

La rive était déserte, - désert aussi le chemin qui, sous le couvert des grands hêtres, longeait le parc de Healthful-House.

Le grappin, envoyé sur la berge, fut solidement assujetti. Le capitaine Spade et les quatre matelots débarquèrent, laissant le maître d'équipage à l'arrière, et ils disparurent sous l'obscure voûte des arbres.

Arrivés devant le mur du parc, le capitaine Spade s'arrêta et ses hommes se rangèrent de chaque côté de la porte.

Après la précaution prise par le capitaine Spade, celui-ci n'avait plus qu'à introduire la clé dans la serrure, puis a repoussé la porte, a moins toutefois qu'un des domestiques de l'établissement, remarquant qu'elle n'était pas fermée comme d'habitude, l'eût verrouillée à l'intérieur.

Dans ce cas, l'enlèvement aurait été difficile, même en admettant qu'il fût possible de franchir la crête du mur.

En premier lieu, le capitaine Spade posa son oreille contre le vantail.

Aucun bruit de pas dans le parc, nulle allée et venue autour du pavilion 17. Pas une feuille ne remuait aux branches des hêtres qui abritent le chemin. Partout ce silence étouffé de la rase campagne par une nuit sans brise.

Le capitaine Spade tira la clé de sa poche et la glissa dans la serrure. Le pêne joua et, sous une faible poussée, la porte s'ouvrit du dehors au-dedans.

Les choses étaient donc en l'état où les avaient laissées les visiteurs de Healthful-House.

Le capitaine Spade entra dans l'enclos, après s'être assuré que personne ne se trouvait au voisinage du pavillon, et les matelots le suivirent.

La porte fut simplement repoussée contre le chambranle, ce qui permettrait au capitaine et aux matelots de s'élancer d'un pas rapide hors du parc.

En cette partie ombragée de hauts arbres, coupée de massifs, il faisait sombre à ce point qu'il aurait été malaisé de distinguer le pavillon, si une des fenêtres n'eût brillé d'une vive clarté.

Nul doute que cette fenêtre fût celle de la chambre occupée par Thomas Roch et par le gardien Gaydon, puisque celui-ci quittait ni de jour ni de nuit le pensionnaire confié à sa surveillance. Aussi le capitaine Spade s'attendait-il à le trouver là.

Ses quatre hommes et lui s'avancèrent prudemment, prenant garde que le bruit d'une pierre heurtée ou d'une branche écrasée révélât leur présence. Ils gagnèrent ainsi du côté du pavillon, de manière à atteindre la porte latérale, près de laquelle la fenêtre s'éclairait a travers les plis de ses rideaux.

Mais, si cette porte était close, comment pénètre t-on dans la chambre de Thomas Roch ? C'est ce qu'avait dû se demander le capitaine Spade. Puisqu'il ne possédait pas une clé qui pût l'ouvrir, ne serait-il pas nécessaire de casser une des vitres de la fenêtre, d'en faire jouer l'espagnolette d'un tour de main, de se précipiter dans la chambre, d'y surprendre Gaydon par une brusque agression, de le mettre hors d'état d'appeler a son secours. Et, en effet, comment procéder d'une autre façon ?

Néanmoins, ce coup de force présentait certains dangers. Le capitaine Spade s'en rendait parfaitement compte, en homme auquel, d'ordinaire, la ruse allait mieux que la violence.

Mais il n'avait pas le choix. L'essentiel, d'ailleurs, c'était d'enlever Thomas Roch, - Gaydon par surcroît, conformément aux intentions du comte d'Artigas, - et il fallait y réussir a tout prix.

Arrivé sous la fenêtre, le capitaine Spade se dressa sur la pointe des pieds, et, par un interstice des rideaux, il put du regard embrasser la chambre.

Gaydon était là, près de Thomas Roch, dont la crise n'avait pas encore pris fin depuis le départ du comte d'Artigas. Cette crise exigeait des soins spéciaux, que le gardien donnait au malade suivant les indications d'un troisième personnage.

C'était un des médecins de Healthful-House, que le directeur avait immédiatement envoyé au pavillon 17.

La présence de ce médecin ne pouvait évidemment que compliquer la situation et rendre l'enlèvement plus difficile.

Thomas Roch était étendu sur une chaise longue tout habillé. En ce moment, il paraissait assez calme. La crise, qui s'apaisait peu à peu, allait être suivie de quelques heures de torpeur et d'assoupissement.

a l'instant où le capitaine Spade s'était hissé à la hauteur de la fenêtre, le médecin se préparait à se retirer. En prêtant l'oreille, on put l'entendre affirmer à Gaydon que la nuit se passerait sans autre alerte, et qu'il n'aurait pas à intervenir une seconde fois.

Puis, cela dit, le médecin se dirigea vers la porte, laquelle, on ne l'a point oublié, s'ouvrait près de cette fenêtre devant laquelle attendaient le capitaine Spade et ses hommes. S'ils ne se cachaient pas, s'ils ne se blottissent pas derrière les massifs voisins du pavillon, ils pouvaient être aperçus, non seulement du docteur, mais du gardien qui se disposait à le reconduire au- dehors.

Avant que tous deux eussent apparu sur le perron, le capitaine Spade fit un signe, et les matelots se dispersent, tandis que lui s'étalait au pied du mur.

Très heureusement, la lampe était restée dans la chambre et il n'y avait point risque d'être trahis par un jet de lumière.

Au moment de prendre congé de Gaydon, le médecin, s'arrêtant sur la première marche, dit :

« Voilà une des plus rudes attaques que notre malade ait subies ! ... Il n'en faudrait pas deux ou trois de ce genre pour qu'il perdit le peu de raison qui lui reste !

- Aussi, répondit Gaydon, pourquoi le directeur n'interdit-il pas a tout visiteur l'entrée du pavillon ? C'est à un certain comte d'Artigas, aux choses dont il a parlé à Thomas Roch, que notre pensionnaire doit d'être dans l'état où vous l'avez trouvé.

- J'appellerai là-dessus l'attention du directeur », répliqua le médecin.

Il descendit alors les degrés du perron, et Gaydon l'accompagna jusqu'au fond de l'allée montante, après avoir laissé la porte du pavillon entrouverte.

Dès que tous deux se furent éloignés d'une vingtaine de pas, le capitaine Spade se releva, et les matelots le rejoignirent.

Ne fallait-il pas profiter de cette circonstance que le hasard offrait pour pénétrer dans la chambre, s'emparer de Thomas Roch, alors plongé dans un demi-sommeil, puis attendre que Gaydon fût de retour pour le saisir ? ...

Mais dès que le gardien aurait constaté la disparition de Thomas Roch, il se mettrait à sa recherche, il appellerait, il donnerait l'éveil ... Le médecin accourait aussitôt ... Le personnel de Healthful-House serait sur pied ... Le capitaine Spade n'aurait pas le temps de gagner la porte de l'enceinte, de la franchir, de la refermer derrière lui ...

Du reste, il n'eut pas le loisir de réfléchir à ce sujet. Un bruit de pas sur le sable indiquait que Gaydon gagnait le pavillon. Le mieux était de se précipiter sur lui, d'étouffer ses cris avant qu'il eût pu donner l'alarme, de le mettre dans l'impossibilité de se défendre. À quatre, à cinq même, on aurait aisément raison de sa résistance, et on l'entraînerait hors du parc. Quant à l'enlèvement de Thomas Roch, il n'offrait aucune difficulté, puisque ce malheureux dément n'aurait même pas connaissance de ce que l'on ferait de lui.

Cependant Gaydon venait de tourner le massif, et se dirigeait vers le perron. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première marche, les quatre matelots s'abattaient sur lui, étendirent a terre sans lui avoir laissé la possibilité de pousser un cri, le bâillonnement avec un mouchoir, lui appliquent un bandeau sur les yeux, lui lièrent les bras et les jambes, et si étroitement qu'il fut réduit à ne plus être qu'un corps inerte.

Deux des hommes restèrent à son côté, tandis que le capitaine Spade et les autres s'introduisent dans la chambre.

Ainsi que le pensait le capitaine, Thomas Roch se trouvait en un tel état que le bruit ne l'avait même pas tiré de sa torpeur. Étendu sur la chaise longue, les yeux clos, n'eût été sa respiration fortement accentuée, on aurait pu le croire mort. Il ne parut point indispensable de l'attacher ni de le bâillonner. Il suffisait que l'un des deux hommes le saisit par les pieds, l'autre par la tête, et ils le portaient jusqu'à l'embarcation gardée par le maître d'équipage de la goélette.