Texte - "Souvenirs d'un musicien" Adolphe Adam

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Il est peu de classes moins connues que celle des musiciens dans toutes ses subdivisions. Qu'un auteur de vaudeville ou de roman ait à vous présenter un jeune homme intéressant, ne devant sa fortune qu'à lui-même et qui, à la fin de l'ouvrage, deviendra l'époux de l'héroïne, dont il est l'amant aimé, à coup sûr, ce sera un artiste. On n'en dira pas plus, mais par ce mot d'artiste, vous devinerez tout de suite que c'est un peintre. On dirait que ces messieurs les peintres, dessinateurs, sculpteurs, architectes et généralement tout ce qui tient aux arts du dessin, sont seuls artistes, et que les musiciens ne le sont pas. Effectivement, vous avez un journal des artistes, rédigé par des peintres et pour des peintres, et ne traitant guère que de matières de peinture. Si l'on dit : Le Gouvernement encourage les arts, cela veut dire : Le Gouvernement commande des statues, des tableaux, fait bâtir des monuments ; s'il y a au ministère un article du budget intitulé : Encouragement aux arts, il s'appliquera aux peintres, architectes, graveurs, etc. Des pauvres musiciens il n'en sera pas question.

Combien avez-vous de peintres à Paris ? Je n'aurais pas le temps de les compter. Combien de compositeurs ? Mais, je crois, quatre ou cinq. D'où vient cela ? Serions-nous donc un peuple anti-musical, ainsi qu'on veut nous le persuader depuis si longtemps ? Non, gardez-vous de le croire. Interrogez l'Allemagne, pays de la musique, comme l'Italie est celui des chanteurs ; demandez-lui ce qu'elle pense de nos compositeurs. Elle s'avouera notre inférieure : elle vous dira qu'un opéra nouveau est un événement chez elle, et qu'un succès est encore plus rare ; que, si ses théâtres existent, c'est grâce à nos compositeurs. Elle vous nommera tous les opéras de Méhul, qu'elle a appréciés avant nous, dont les partitions, que nous ne comprenions pas toujours, excitaient l'enthousiasme chez elle ; elle vous citera tout le répertoire de Boïeldieu, d'Auber, d'Hérold, dont les ouvrages traduits, et non imités, comme on le fait si gauchement en Angleterre, sont exécutés sur tous les théâtres, et font toujours le plus grand effet. D'où vient donc qu'avec un tel succès au dehors, nous ayons si peu de compositeurs chez nous ? C'est que les débouchés manquent, c'est qu'un jeune homme, lassé de frapper pendant des années à la porte de notre unique Théâtre-Lyrique (l'Opéra est et doit être réservé aux sommités), trouve qu'il est inutile de continuer plus longtemps à mourir de faim, et se met à donner des leçons, à courir le cachet ; existence modeste, laborieuse, qui mène rarement à la fortune, mais à l'aisance. Il aurait été artiste, quelquefois homme de génie peut-être ; ce sera tout uniment un musicien : il s'enfouira dans un orchestre, il aidera à l'exécution des chefs-d’œuvre des autres ; pendant un an ou deux, il gémira de n'avoir pu parvenir, il quêtera un poème qu'on ne lui donnera pas ; et puis, petit à petit, il se fera à sa nouvelle existence ; il se mariera, il aura des enfants, et ce sera, en somme totale, un excellent citoyen payant son terme et ses impositions le plus exactement qu'il pourra, bon père, bon époux, et montant régulièrement sa garde, ou soufflant dans une clarinette ou un basson tous les douze jours, pour la défense de la patrie.

Quelle différence n'y a-t-il pas de ce portrait à celui d'un musicien d'orchestre du siècle dernier ? Voyez les musiciens de l'Opéra, tremblant au fatal démanché, n'abordant l'ut qu'avec la plus extrême circonspection, et profitant du privilège qu'ils avaient de jouer avec des gants en hiver, et ne sortant du théâtre que pour aller au cabaret ; car alors les musiciens se grisaient par grâce d'état, et peut-être seulement par cela qu'ils étaient musiciens. Un musicien qui ne buvait pas était plus mal vu de ses confrères que s'il jouait faux ou contre mesure. On a beau dire, les mœurs ont terriblement changé. Nos orchestres sont peuplés d'artistes distingués, hommes de bonne compagnie souvent, et qui ne dépareront pas le salon où ils seront appelés pour faire de la musique.

Il n'en est pas tout à fait de même chez nos voisins d'outre-mer. J'entendis, un certain jeudi, un opéra fort bien exécuté, par l'orchestre surtout, au théâtre de Covent-Garden, à Londres ; j'en allai faire compliment à l'arrangeur qui dirigeait lui-même la bande ; et je lui dis que j'entendrais de nouveau l'ouvrage avec plaisir, tant l'exécution m'avait satisfait. Si vous revenez ici, me dit-il, choisissez une autre représentation que celle d'après-demain, parce que cela ira fort mal. Comme je lui exprimais mon étonnement de sa prévision, vous ne faites donc pas attention que ce sera samedi, me répondit-il en souriant. En pays étranger, on n'ose pas toujours paraître ignorant sur certaines choses, aussi repris-je en m'écriant : Ah! c'est juste, je l'avais oublié! Le fait est que je ne me doutais pas du tout du motif qui influerait si puissamment sur l'exécution, et pendant deux jours, je me creusai la tête à le chercher, mais ma pénétration fut toujours en défaut. Le samedi, je ne manquai pas la représentation, comme bien vous pouvez croire, et j'allai m'installer dans une private-box, où j'avais obtenu une place. Une famille anglaise occupait les premières places, et moi, dans le fond de la loge, je me mis à écouter de toutes mes oreilles. Les premières mesures de l'ouverture n'allèrent pas trop mal, mais arrive un solo de hautbois, qui débute par un couak des mieux conditionnés. Bon, dis-je, ce n'est qu'un accident qui peut arriver à tout le monde. La clarinette, qui répétait la même phrase, crut apparemment qu'il fallait reproduire exactement comme son confrère le hautbois, et ne manqua pas de faire le même couak, mais prodigieusement embelli, et d'une dimension vraiment disproportionnée ; puis le basson, qui entrait ensuite, nous lâcha des ronflements effrayants, pendant que la flûte roucoulait des turlututu qui n'en finissaient plus.